J’étais seule, seule, dans ce coin perdu de la terre marocaine, et seule partout où j’irai, toujours…
Je n’avais pas de patrie, pas de foyer, pas de famille….J’avais passé, comme un étranger et un intrus, n’éveillant autour de moi que réprobation et éloignement.
A cette heure, je souffrais, loin de tout secours, parmi des hommes qui assistaient , impassibles, à la ruine de tout ce qui les entoure et qui se croisent les bras devant la maladie et la mort en disant : »Mektoub ! »
Sur aucun point de la terre aucun être humain ne songeait à moi et ne souffrait de ma souffrance.
Plus lucide, calmée, j’ai méprisé ma faiblesse et j’ai souri.
Si j’étais seule, n’était-ce pas parce que je l’avais voulu aux heures conscientes où ma pensée au-dessus des sentimentalités lâches du cœur et de la chair, également infirmes ?
Être seule, c’est être libre, et la liberté était le seul bonheur nécessaire à ma nature.
Alors, je me dis que ma solitude était un bien.
Un souffle chaud se leva vers l’Ouest, un souffle de fièvre et d’angoisse. Ma tête déjà lasse retomba sur l’oreiller ; mon corps s’anéantissait en un engourdissement presque voluptueux ; mes membres devenaient légers, comme inconsistants.
La nuit d’été, sombre et étoilée, tombait sur le désert. Mon esprit quitta mon corps et s’envola de nouveau vers les jardins enchantés et les grands bassins bleuâtres du Paradis des Eaux.
Dans la grande lassitude heureuse où je suis tombée, je n’ai plus la force de penser attentivement. Les images s’associent dans mon esprit de la façon la plus fugace.
Ce sont des frottis, des esquisses d’une légèreté diaphane ; puis, soudain, les contours se précisent, et des scènes que j’avais oubliées se gravent à l’eau forte devant mes yeux.
(p. 200 et 201)
Après une courte nuit lunaire passée sur une natte, devant le café maure du makhzen, au ksar de Beni-Ounif je m’éveille heureuse avec des sensations délicieuses qui me prennent toujours quand j’ai dormi dehors et quand je vais me remettre en route.(…).
Le jour se lève, un jour splendide d’été, sans un nuage, sans une brume. Une brise fraîche, qui souffle depuis hier soir a chassé toutes les poussières, toutes les vapeurs.
Le ciel s’ouvre, infini, profond, d’une transparence verte d’océan tranquille. (…)
Il est ainsi, sur les routes désertes du Sud, de longues heures sans tristesse, sans ennui, vagues et reposantes, où l’on peut vivre de silence….
Je n’ai jamais regretté une seule de ces heures perdues.
(p. 124, 125 et 126)
En face un mur nu se profilait sur l’opale rose du couchant.
Accroupis à terre, des Arabes nomades rêvaient.
Dans l’air chaud, des senteurs connues traînaient les senteurs du pays bédouin, aux soirs d’été : fumée de thuya ou de genévrier, odeurs de peaux de boucs, de goudron, de chairs bronzées en moiteur.
Et moi, je goûtais la volupté profonde de la vie errante, la joie d’être seule, inconnue sous le burnous et le turban musulmans, et de regarder en paix le jour finir en des lueurs rouges sur la simplicité des choses, dans ce village où rien ne me retenait, et que j’allais quitter à la tombée de la nuit.
(p.14)
Le soleil se couche dans les irisations limpides accoutumées, sans délicatesses de tons, en un incendie violent, passant sans transition du rouge sanglant de l’horizon au vert sulfureux du zénith où flottent quelques nuées d’un rose de chair.
La palmeraie voisine s’abîme en une ombre hâtive d’un bleu profond, presque noir déjà, pendant que, sur les cimes échevelées des dattiers, seules quelques flammes d’or rouge courent encore .
(p. 69)
Rencontre avec Leïla Sebbar & Manon Paillot animée par Patrice Rötig
Lecture par Frédéric Mitterrand
Après Je ne parle pas la langue de mon père et L'arabe comme un chant secret, Lettre à mon père est le dernier volet, le plus tendre et le plus violent, de la trilogie autobiographique de Leïla Sebbar. Pour la première fois, elle ose, outre-mort, une adresse directe à son père Mohamed dont le silence l'a tenue loin de son roman familial, qu'elle écrit dans la langue de sa mère, le français. Sans fin elle l'interroge, et il ne parle guère.
Au cours de cette soirée nous évoquerons également un recueil de récits et nouvelles où Leïla Sebbar nomadise avec Isabelle, son héroïne, sa muse, Isabelle Eberhardt ; un ouvrage préfacé et édité par Manon Paillot.
Enfin, par la voix de Frédéric Mitterrand, nous entendrons différents extraits.
À lire – aux éd. Bleu autour : Leïla Sebbar, Lettre à mon père – Leïla Sebbar & Isabelle Eberhardt (nouvelles), préface de Manon Paillot, 2021.
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