Elisabeth Ebory a une marque bien à elle, cette étincelle cachée dans les phrases qui amènent immanquablement la révélation : ah, oui, c'est elle - impossible de la confondre avec un(e) autre. Je vois la dame comme une autre possibilité de qui pourrait être Alice et d'une nouvelle façon de représenter son Pays des Merveilles à elle. Et c'est cela, surtout, qui s'est dégagé de ma lecture.
Monde renversé, écriture fragmenté, vision éclatée. Perte des repères, entrée dans l'inhabituel, abandon des normes. Des adjectifs à la place des noms. Des comparaisons improbables. Des alliances impossibles. Des virgules et des points là où ne les attend pas - et c'est ce qui fait toute la force des textes, c'est ce qui fait leur charme. Il est à la fois extrêmement perturbant et infiniment rassurant de trouver les choses là où on ne les attendait pas.
C'est un milieu très particulier qui nous est offert. Un milieu disloqué et invariablement Autre. Il est par conséquent naturel de ne pas concevoir tout à fait les images dépeintes ; on goûte seulement du bout des lèvres cette poésie si différente. Etrangère. Exotique. Comme un alcool nouveau. C'est peut-être ça, le secret : on est un peu ivre et tout danse autour de nous, tout se mélange dans une douce confusion, chaude à en faire tourner la tête. Avec cette même pesanteur légère des jours de forte fièvre. C'est bizarre, mais on le comprend d'une certaine manière. On l'accepte, parce qu'on ne peut faire autrement - et pourtant, quelque part, on en fait le choix. Naturellement. Comme coule une rivière, comme souffle le vent. Chacun avec son langage, sa dialectique. Comme une nouvelle partie d'un bien plus vaste ensemble.
On ne peut qu'accueillir ces mondes étranges les bras ouverts, sans chercher à en saisir le sens, juste en admettant – en admettant des possibles qui jamais ne nous avait effleurés. En consentant à ne pas tout saisir, en consentant à l'étrangeté, l'altérité, la différence. La rupture, aussi bien dans la lecture que dans notre compréhension de l'univers et de ses règles.
Ouvrir ce recueil, c'est accepter d'être perdu(e). Dans autant de mondes que de nouvelles. Ne pas vouloir trouver le chemin du retour. Se laisser aller à errer, à s'enfoncer encore un peu plus dans ce paysage lourd et inconnu. Juste encore un peu. Juste pour voir, un peu plus clair, un peu plus loin.
On se laisse guider sans offrir de résistance, sans se poser de question sur le geste lui-même et presque pas sur les choses étranges que l'on observe en chemin. Comme on se laisserait lentement glisser dans l'eau. Lentement, à la fois avec délice et avec quelque appréhension, parce que les univers aquatiques ont leurs propres lois. Et les mots coulent, pleuvent et tombent. Comme les gouttes de pluie, comme les larmes, comme le sang. Comme l'encre, simplement. L'encre, le Lien. Entre l'auteur et le lecteur. Entre les histoires. Entre les personnages.
C'est une des logiques, une des récurrences qui existent. Notre bouée de sauvetage au milieu de cet océan anonyme. Les rubans d'encre, comme autant de cordes à attraper pour ne pas se perdre pour de bon, pour ne pas se noyer. Cela se traduit notamment par l'emploi régulier de certains mots. Par la tournure reconnaissable de certaines descriptions. Par la répétition de certaines images, de certains personnages. Semblable au bruit de la pluie, qui semble être toujours le même alors que les orages ne se ressemblent pas.
Des fleurs de colère, des rubans noirs, des arbres-étoiles et des fées d'encre. Tout une mythologie éphémère, évanescente, comme un rêve - presque rien, et pourtant... Diffus. Ténu. Tourmenté. Comme un million de pensées qui s'entrechoquent, comme un million de voix qui s'affrontent dans leur propre cacophonie.
De la peinture flamande. du Jérôme Bosch. Quelque chose du "Jardin des délices", juste là. Avec cette même différence entre les volets ouverts et les volets fermés du triptyque - entre le livre fermé (couverture & 4e) et les textes qu'il abrite. Des bizarreries douces, déséquilibrées. Des couleurs qui se mélangent comme dans des tableaux impressionnistes. Et il est rare que l'idée de peinture me vient à ce point pour parler de littérature. Les phrases sont pleines de teintes et de nuances, d'aplats bruts et de dégradés sensibles, colorant les histoires et les mondes au fil des lignes, que les pigments soient d'une palette éclatante ou d'une multitude de gris. du gris et du bleu. D'encre et de nuit. de poussière et de magie. Une ville au nom de printemps. Mais peut-être est-ce la même chose ?