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sur 1047 notes

Critiques filtrées sur 5 étoiles  
Un court roman de 125 pages et pourtant un longue histoire pleine de bouleversement qui débute par une ballade tranquille de Anthime le personnage central.
C'est un samedi après-midi comme les autres, Anthime prend sa bicyclette («un solide modèle Euntes conçu par et pour des ecclésiastiques, racheté à un vicaire devenu goutteux.»). Il cale un gros livre «trop massif pour son porte-bagage en fil de fer, sous un sandow», il grimpe en danseuse une colline, juste une butte vendéenne d'où il a une vue sur la campagne environnante et les villages dont elle est parsemée. Un vent rageur le surprend gênant la sérénité du moment et couvrant tout autre bruit. Il est quatre heures de l'après-midi quand un autre phénomène visuel celui-là accapare le regard de Anthime : «Au sommet de chacun des clochers, ensemble et d'un seul coup, un mouvement venait de se mettre en marche, mouvement minuscule mais régulier : l'alternance régulière d'un carré noir et d'un carré blanc se succédant toutes les deux ou trois secondes, ... Comme une lumière alternative, un clignotement binaire ... impulsions mécaniques aux allures de déclics ou de clins d'oeil, adressés de loin par autant d'inconnus.

Ce sont les cloches, le tocsin qui annonce la guerre dont «l'image venait de lui parvenir avant le son.»
On y croit sans y croire, on y songe et puis la guerre est là même si l'on est un samedi du début août.

Le ton est donné, humour (la bicyclette Euntes rachetée à un vicaire devenu gouteux) et précision (sandow à la place de tendeur) , tout est en place, se met en branle pour nous conduire progressivement de la fête et la fanfare qui accompagnent ceux qui vont prendre le train et rejoindre ensuite le front après une longue marche, où le poids du barda se fait de plus en plus lourd sur les épaules, jusqu'au déploiement de la machine guerrière qui va les broyer.

J'ai aimé l'image du gros livre qui tombe du vélo lorsque Anthime redescend vers le village. Signe qu'on laisse tout en arrière sans s'en apercevoir dans la précipitation du départ : «... le gros livre est tombé du vélo, s'est ouvert dans sa chute pour se retrouver à jamais seul au bord du chemin, reposant à plat ventre sur l'un de ses chapitres intitulé «Aures habet, et non audiet.» (Il a des oreilles et il n'entend pas). Ce titre est celui du chapitre II Livre IV du roman de Hugo, «Quatre vingt treize» qui se passe en Vendée pendant la terreur et qui relate une scène presque semblable à celle que vient de vivre Anthime losqu'il voit le tocsin avant de l'entendre. Tous ont pourtant eu dans les oreilles les rumeurs de la guerre à venir, ont senti les menaces mais ils n'y croient pas vraiment jusqu'à ce tocsin.

« 14 » est pour moi une perfection car on en sort en ayant l'impression d'avoir dévoré un énorme roman comme «Quatre vingt treize» par exemple (la proportion étant respectée jusque dans les titres, le bref 14 en chiffre face au long quatre vingt treize en lettres)...
Il y a des scènes inoubliables que ce soit des scènes intimistes (le regard qu'échange par deux fois Blanche et Anthime avant le départ) ou des scènes d'une grande violence comme le premier combat où disparaissent la plupart des membres d'un orchestre qui accompagne l'avancée des soldats.
La fin a surpris certains lecteurs et pourtant elle me semble s'accorder parfaitement avec le début....

Merci à l'auteur pour son livre et pour m'avoir donner envie de lire «Quatre vingt treize» !!!
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Echenoz n'a pas écrit un livre de plus sur la "grande guerre". Il a écrit 14 et son livre se posera à côté des plus grands. 14, c'est l'essentiel, la guerre au plus serrée dans une prose qui l'est tout autant.
Lorsque le tocsin fait descendre Anthime de sa bicyclette, son destin est joué. le sien et celui de ses amis qui incorporeront tous le 93° régiment. le laconisme d'Echenoz révèle le tragique des faits, sa désinvolture enchâsse l'épouvante et son humour révèle l'horreur. En dire peu afin de dire mieux. L'écrivain est passé maître dans cet art.
Car ce petit roman en nombre de pages (124) est un bouquin immense. Ses héros n'en sont pas. Mais certains en seront. D'autres pas. C'est étrange le destin. Ca ne répond à aucune logique. C'est ironique.
"Cinq hommes sont partis à la guerre, une femme attend le retour de deux d'entre eux. Reste à savoir s'ils vont revenir. Quand. Et dans quel état".

Je vous laisse avec cette quatrième de couverture. Je sais qui est revenu. Dans quel état. Mais je sais surtout que je n'oublierai pas Anthime, Charles, Bossis, Arcenel et Padioleau.
Je sais enfin qu' "on ne quitte pas cette guerre comme ça. La situation est simple, on est coincés: les ennemis devant vous, les rats et les poux avec vous et, derrière vous, les gendarmes."
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Pour Anthime, ça a commencé lors d'une promenade à bicyclette par une belle journée d'août, quand le son des cloches a résonné dans l'air chaud et qu'il a reconnu le tocsin. « Le tocsin, vu l'état présent du monde, signifiait à coup sûr la mobilisation. » Puis tout s'est enchaîné, Anthime et ses amis sont devenus des soldats — partant se battre la fleur au fusil, selon l'expression consacrée, car la guerre ils ignoraient ce que c’était. Et que de toute façon, on prédisait qu'elle serait courte. On connaît la suite, la guerre qui s'éternise, les tranchées, la boue, l'ennui, le froid et la faim, les rats et les poux, les blessures atroces, les morts toujours plus nombreux, et le peloton d'exécution pour les récalcitrants.

Jean Echenoz, l'air de rien, signe avec 14 un livre exceptionnel sur une des plus grandes absurdités du vingtième siècle. Concis, ironique, factuel, il raconte la Grande Guerre du point de vue des soldats, des millions sacrifiés, victimes de la folie des hommes.
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Sur les conseils d'Anna, après l'Acacia, je me suis lancée à la découverte de Jean Echenoz et quelle découverte ! Un choc ! Une stupéfaction devant un tel talent littéraire ! Deux récits à l'écriture diamétralement opposée mais qui sont complémentaires, deux talents, deux lectures exigeantes comme je les apprécie mais deux lectures qui se répondent.

J'ai beaucoup lu sur ladite Grande Guerre (la grande boucherie). Jusqu'à l'âge de huit ans, j'ai eu la chance de pouvoir profiter de mon arrière-grand-père paternel, Victor, morvandiau de son état avec ses bretelles, sa ceinture de flanelle et ses moustaches à la Henri Vincenot. Nonobstant l'amour que je vouais à mes arrières grands-parents, J'ai grandi avec les récits sommaires de cette guerre et j'ai toujours voulu comprendre, lire, m'imprégner au plus près, comme pour mieux me rapprocher de mes arrières grands-parents.
Victor était sur le champ de bataille, Chemin des Dames et Verdun. Pendant tout ce temps, Juliette faisait tourner l'usine du chocolat Menier. Il trône en photo sur mon bureau, fier dans sa tenue de Poilu. Que ce soit un documentaire, un livre, je ne peux le dissocier de ces récits, il ne me quitte jamais avec cette question lancinante « comment ont-ils pu ? » !

Si vous voulez vous sentir propulsé un siècle en arrière en Vendée, si vous voulez entendre sonner le tocsin, lisez Echenoz ! En 124 pages, l'auteur a l'art de vous faire mordre la poussière des tranchées mais aussi de vous faire prendre conscience de ce qu'était le quotidien de monsieur et madame tout-le-monde, pas de héros, pas de faits exceptionnels, simplement des hommes embarqués dans une histoire qui les dépasse et une femme qui attend.

A l'image du titre, l'écriture se veut dépouillée, axée sur le mot juste, parfait, des phrases courtes qui font mouche, qui vous projettent sur le champ de bataille au milieu de l'hécatombe. L'auteur s'attache à mettre en évidence les sentiments, les pensées, les émotions, à hauteur de ces quatre hommes mobilisés et une jeune femme, Blanche, restée en Vendée pour nous immerger dans cette terrible Grande Guerre.

C'est avec enthousiasme qu'ils partent sous les fleurs et les bravo de la foule combattre le boche soit disant pour peu de temps, tout va se régler en deux temps, trois mouvements, une guerre « éclair » en quelque sorte.

J'ai admiré cette écriture élégante, à distance, un peu comme un journal de guerre, écrit au quotidien, à la fois proche, fusionnel mais aussi de loin, comme si je tenais une caméra, et pourtant, les sensations sont là ; la chaleur sous l'uniforme et le casque qui blesse, la vermine, l'odeur de la mort, de l'urine, le (dé) goût du « singe en boite », la lourdeur de l'équipement, son évolution, le perfectionnement des armes au détriment des soldats, et la peur. Tout est précis, concis, jusqu'au retour de l'infirme où le membre amputé continue de faire souffrir.
Echenoz s'est beaucoup attaché au destin de ces quatre amis et de Blanche plus qu'à l'Histoire de la Grande Guerre. de ces 124 pages, derrière un cynisme affiché, une forme de désinvolture, j'entends un questionnement sur le sens, sur la destinée, et un discours à charge contre les officiers, les politiques qui ont sacrifié toute une jeunesse comme le démontre une scène où deux aéroplanes, un Ferman et un Aviatik vont s'opposer : scène exceptionnelle de réalisme avec une économie de mots ! J'en suis arrivée à me demander si Echenoz ne possédait pas « un truc », un petit quelque chose de magique qui puisse donner autant de relief, autant de force, à une écriture aussi minimaliste.

Je vais relire ce livre rien que pour le plaisir d'admirer avec quelle virtuosité Echenoz défie Proust ou Claude Simon ! Quel amour des mots et quelle connaissance pour parvenir à ce qu'un seul mot, à la nuance près, puisse suggérer l'idée tapie dans l'esprit de l'auteur.

Ce qui me fait dire que notre langue française possède un vocabulaire d'une richesse sans fin, qu'elle doit être préservée, respectée et aimée comme seuls de tels auteurs sont à même de nous le démontrer.
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Je ne connaissais pas Jean Echenoz, pourtant, je me suis arrêtée sur ce titre, « 14 », qui faisait tristement écho à l'actualité de ce week-end avec les commémorations du 11 novembre 1918. Après la lecture des billets de Martine (enjie77) et Anna (AnnaCan), j'ai eu envie de replonger dans l'histoire de la première guerre mondiale.

*
Ce court livre d'une petite centaine de pages m'a surprise par le style indirect utilisé. Magnifiquement écrit, il ne s'appuie pas sur le contexte historique, ni sur les douleurs psychologiques. Il se concentre sur le destin de cinq jeunes hommes d'un même village de Vendée qui ensemble, vont quitter leur vie tranquille et découvrir la guerre.
C'est avec beaucoup de pudeur que Jean Echenoz esquisse les différents destins d'Anthime, Charles, Bossis, Padioleau, Arcenel. Ils sont comptable, sous-directeur d'usine, équarrisseur, boucher, bourrelier, et du jour au lendemain, un fusil à la main, ils deviennent des soldats, envoyés en première ligne des zones de combat.

« J'ai faim, geignait donc Padioleau, j'ai froid, j'ai soif et puis je suis fatigué. Eh oui, a dit Arcenel, comme nous tous. Et puis je me sens aussi très oppressé, a poursuivi Padioleau, sans compter que j'ai mal au ventre. Ça va passer, ton mal au ventre, a pronostiqué Anthime, on l'a tous plus ou moins. Oui mais le pire, a insisté Padioleau, c'est que je ne sais pas trop si je me sens oppressé parce que j'ai mal au ventre (Tu commences à nous emmerder, a fait observer Bossis) ou si j'ai mal au ventre parce que je me sens oppressé, vous voyez ce que je veux dire. Fous-nous la paix, a conclu Arcenel. »

L'écriture de Jean Echenoz est très visuelle. En quelques, mots, il transmet beaucoup, sous forme d'images qui s'incrustent dans notre esprit. J'ai vraiment eu l'impression de diriger mes pas, avec eux, vers l'Est de la France, de saisir l'horreur de leur quotidien dans les tranchées.

Pourtant, tout commence par une promenade en vélo, interrompue par le chant du tocsin. Ces premières pages sont magnifiques, avec une image qui perdure, celle de ce livre tombé du vélo, ouvert à une page qui annonce, comme une prophétie, les millions de morts et de blessés à venir.

« Anthime s'en aperçût, le gros livre est tombé du vélo, s'est ouvert dans sa chute pour se retrouver à jamais seul au bord du chemin, reposant à plat ventre sur l'un de ses chapitres intitulé Aures habet, et non audiet. » (« Ils ont des oreilles et n'entendent pas »)

Pourtant, tout débute par des scènes de joie, de rires, d'hymnes et de fanfares. Naïfs, ils partent au front dans les Ardennes, comme s'ils allaient vivre une expérience divertissante de courte durée.

« … c'est l'affaire de quinze jours tout au plus… nous reviendrons tous en Vendée. »

Mais la dure réalité de la guerre va vite les rattraper.
Et le lecteur est là aussi, au milieu des combats, impuissant, perdu, bouleversé. Les mots de l'auteur, simples, justes, sans effet de style, frappent, nous renvoyant l'image de ces combats meurtriers, des explosions d'obus dans les tranchées, des corps sans vie, déchiquetés et au-delà de tout ça, on ne peut que dénoncer encore et toujours l'absurdité de toute guerre.

« C'est peu après avoir fait connaissance avec cet écho de la fusillade qu'on est brusquement entrés en pleine ligne de feu, dans un vallonnement un peu au-delà de Maissin. Dès lors il a bien fallu y aller : c'est là qu'on a vraiment compris qu'on devait se battre, monter en opération pour la première fois mais, jusqu'au premier impact de projectile près de lui, Anthime n'y a pas réellement cru… Puis on leur a crié d'avancer et, plus ou moins poussé par les autres, il s'est retrouvé sans trop savoir que faire au milieu d'un champ de bataille on ne peut plus réel. D'abord avec Bossis ils se sont regardés, Arcenel derrière eux rajustait une courroie et Padioleau se mouchait dans un tissu moins blanc que lui. Ensuite il a bien fallu s'élancer au pas de charge cependant que paraissait à l'arrière-plan, dans leur dos, un groupe d'une vingtaine d'hommes qui, le plus paisiblement du monde, se sont disposés en rond sans apparent souci des projectiles. C'étaient les musiciens du régiment dont le chef, sa baguette blanche dressée, a fait s'élever en l'abattant l'air de la Marseillaise, l'orchestre envisageant d'illustrer vaillamment l'assaut. »

L'auteur reste discret sur l'horreur des scènes de guerre, il ne s'attarde pas non plus sur les corps mutilés. le lecteur n'a pas besoin de cela pour réaliser que ces hommes n'étaient pas des héros, mais de simples hommes, comme vous et moi, des hommes souvent très jeunes non préparés à vivre l'enfer.
De la chair à canon, voilà ce qu'ils étaient.

« On s'accroche à son fusil, à son couteau dont le métal oxydé, terni, bruni par les gaz ne luit plus qu'à peine sous l'éclat gelé des fusées éclairantes, dans l'air empesté par les chevaux décomposés, la putréfaction des hommes tombés puis, du côté de ceux qui tiennent encore à peu près droit dans la boue, l'odeur de leur pisse et de leur merde et de leur sueur, de leur crasse et de leur vomi, sans parler de cet effluve envahissant de rance, de moisi, de vieux, alors qu'on est en principe à l'air libre sur le front. »

*
Jean Echenoz s'est sûrement beaucoup documenté pour nous décrire le quotidien de ces hommes, de l'insouciance du recrutement jusqu'au dénouement, pour certains tragiques. Il aborde avec retenue mais précision de nombreux thèmes : le désespoir et la solitude de ces hommes, la faim qui les tenaillaient, les conditions d'hygiène déplorables, leur équipement sommaire, les exécutions pour désertion.

"Fusillé par les siens plutôt qu'asphyxié, carbonisé, déchiqueté par les gaz, les lance-flammes ou les obus des autres, ce pouvait être un choix. Mais on a aussi pu se fusiller soi-même, orteil sur la détente et canon dans la bouche, une façon de s'en aller comme une autre, ce pouvait être un deuxième choix."

Jean Echenoz parle aussi de ceux qui sont restés à la maison attendant le retour de leur mari, de leur père, de leur frère, de leur ami, à l'image de Blanche.

*
J'ai trouvé l'écriture de l'auteur puissante dans sa simplicité. Sobre et dépouillée, elle parvient à nous émouvoir tout en transmettant le sentiment que pour survivre, il fallait avancer et laisser ses émotions de côté.

*
Pour conclure, Jean Echenoz réussit à montrer la futilité et le traumatisme d'une des plus grandes guerres de l'histoire, tout en s'attachant à quelques histoires individuelles. En cela, il nous interroge également sur le sens de la vie, la destinée de chacun et la part de hasard.
Son écriture, belle, simple, élégante, dense, parvient, avec une distance feinte, à dire beaucoup en peu de mots.
Une véritable prouesse d'écriture.

*
Merci Martine, Anna pour cette très belle lecture.
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En cherchant un livre dont l'action se déroule pendant la Première Guerre Mondiale, je suis tombée sur ce titre dans une liste thématique.

Très bon choix mais pas facile d'encaisser ces 125 pages.

On suit l'histoire d'Anthime, de son frère Charles et de ses amis du village (Arcenel, Bossis & Padioleau) mobilisés en 1914 pour l'enfer. Il y a aussi Blanche qui attend...

Mon grand-oncle a été dans un camp (au cours de la Deuxième Guerre Mondiale). Il y a "fêté" ses 18 ans. Il m'a souvent raconté ce qu'il y a vécu mais aussi ce que ses parents avaient traversé en attendant...

Mais ce que ces hommes ont vécu dans les tranchées... Je vais mettre un extrait masqué parce qu'il m'a secouée - âmes sensibles s'abstenir -

Les conditions de vie, les soldats fusillés pour trahison (pour des blessures volontaires), le suicide, la désertion, la coercition, etc. Tout y est je pense.

Je ne pense pas que je vais pouvoir oublier ce livre.

Challenge multi-défis 2017 (52)
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14, c'est l'histoire d'Anthime et de quatre autres types (copains, frère) partis à la guerre. Certains reviendront, (mais dans quel état), d'autres pas. Echenoz met ici son incroyable talent de styliste au service d'un sujet fort, ce qui fait de 14, à mes yeux, l'un de ses meilleurs livres.

Sur le fond, j'ai été particulièrement frappée par une chose : dans une guerre comme celle-ci, la vie des hommes envoyés au front, la vie des soldats n'a aucune valeur. Je le savais, en théorie. Qui n'a entendu parler à propos de la guerre de 14 de chair à canon, de boucherie, etc… Je le savais, mais je ne l'avais pas compris. Avec ce livre, je l'ai pleinement compris. Ces hommes ont été traités non comme des êtres humains, mais comme un matériau inépuisable dont la Nation disposait à sa guise — ce qui, de fait, excluait de le bien traiter ou de l'économiser.
Sur la forme, j'ai été frappée par les similitudes avec L'Acacia de Claude Simon, dans lequel il est aussi question de la guerre, et avec Imre Kertesz, qui, dans Etre sans destin, revient sur son année de détention dans les camps de Zeitz et de Buchenwald. Similitudes dans le ton, à la fois ironique et tragique qui réussit le mariage paradoxal et jubilatoire du burlesque et de l'effroi. Et dans la manière d'y parvenir aussi : en réduisant l'homme à certaines parties de son anatomie, en mettant l'accent sur le mécanisme, les rouages de la machine humaine, ou encore en appliquant à l'homme un vocabulaire d'ordinaire réservé au monde inanimé.

Cela donne chez Echenoz :
« Cependant, tandis que l'orchestre tenait sa partie dans le combat, le bras du baryton s'est vu traverser par une balle et le trombone est tombé, très mauvaisement blessé : le rond s'est resserré d'autant et, quoique en formation restreinte, les musiciens ont continué de jouer sans la moindre fausse note, puis comme ils reprenaient la mesure où se lève l'étendard sanglant, la flûte et l'alto sont tombés morts. »
Ou encore :
« Les épargnés se sont relevés plus ou moins constellés de fragments de chair militaire, lambeaux terreux que déjà leur arrachaient et se disputaient les rats, parmi les débris de corps ça et là - une tête sans mâchoire inférieure, une main revêtue de son alliance, un pied seul dans sa botte, un oeil. »

Et cela donne chez Claude Simon :
« On ne tire pas tout de suite, et quand le tir se déclenche c'est comme négligemment, distraitement, sans conviction pour ainsi dire, comme si le tireur agissait par réflexe, sans trop viser (mais peut-être n'est-ce pas sur lui qu'on tire?), n'entendant aucune balle siffler, entendant seulement le crépitement saccadé et assez lent de la mitrailleuse, comme de pure forme lui aussi, futile, assez loin semble-t-il, du moins pour autant qu'il puisse en juger à travers la rumeur de son sang et de son souffle (…) »

Et chez Imre Kertesz qui, dans cet extrait, vient d'être jeté à demi-mort du train qui le ramène de Zeitz à Buchenwald:
« Immédiatement à côté de moi un objet difforme entra dans mon champ de vision : un sabot, de l'autre côté une casquette de diable semblable à la mienne, deux accessoires pointus - le nez et le menton - au milieu, une dépression caverneuse - un visage. Et puis encore d'autres têtes, des objets, des corps - je compris que c'étaient les restes du chargement, les déchets, dirais-je pour employer un terme plus précis, qui avaient sans doute été mis là en attendant. »

S'il y avait un enseignement à tirer de ces trois livres, ce serait peut-être ceci : La Guerre, la Victoire ou la Défaite, le Destin ne correspondent pas à leur essence. Ils sont enveloppés d'un halo de banalité, ils s'inscrivent dans la marche ordinaire de la vie. Et si on s'avisait de demander à Anthime à son retour des tranchées, à Claude Simon à son retour de la guerre ou à Imre Kertesz à son retour de déportation : « Comment avez-vous fait, au milieu de toutes ces horreurs? », ils répondraient probablement : « J'ai vécu… »
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Dans son nouveau roman, Jean Echenoz raconte l'histoire de cinq jeunes hommes qui quittent leur Vendée natale pour s'engager dans le conflit franco-allemand. Cinq garçons plein de confiance et d'espoir, qui s'imaginent que la guerre sera terminée en quinze jours. Cinq soldats qui n'ont jamais connu la violence et qui sont loin de s'imaginer les horreurs qu'ils vont devoir affronter… Parmi eux se trouvent deux frères Anthime, 23 ans, comptable plutôt sympathique et discret, et Charles, 27 ans, sous-directeur de l'usine du village, hautain et arriviste. Entre eux, il y a la jolie Blanche, confiante à l'idée qu'ils reviendront pour elle. Mais cette guerre, que l'on dit « propre » va briser toutes leurs illusions les unes après les autres…
Jean Echenoz nous offre ici un texte court, saupoudré de sarcasme et d'ironie qui le rendent piquant et enlevé. L'auteur ne ménage pas ses personnages et défait leurs espoirs avec un humour noir particulièrement redoutable. le sujet, même s'il n'a rien de novateur, captive jusqu'au bout et nous plonge avec réalisme dans ces moments de guerre. On a l'impression de se retrouver avec ces hommes dans la boue, perdu, apeuré, affamé et frigorifié. Echenoz fait ressortir l'absurdité de la guerre par des traits d'humour qu'il décoche lorsqu'on ne s'y attend pas. L'écriture est incisive, directe et foudroyante. L'auteur va droit au but et tient son lecteur en haleine tout au long du récit. Un texte concis donc, mais d'une intelligence et d'une efficacité redoutables ! A lire !
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Jean Echenoz a réussi le pari de faire tenir toutes les horreurs de la guerre en moins de 100 pages (format epub). Il livre ici un roman dense, vibrant, poignant sur la vie au front, ses conditions exécrables, le sang qu'elle déverse, les hommes qui tombent, les heures interminables, la crainte et l'horreur qu'elle provoque. Mais également, il réussit aussi à nous faire sentir la longue attente incertaine des proches partis et dont on souhaite ardemment le retour. C'est court, c'est efficace, c'est émouvant, ça va direct au coeur. À mettre à côté des livres d'histoire, pour ce quotidien vécu qui est raconté d'une façon limpide. À lire pour se souvenir, à lire pour se rappeler, à lire pour ne pas reproduire.
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4, c'est bien sûr 1914 et les trois années qui suivent. Jean Echenoz a bien fait d'aborder le sujet en pleine période de centenaire de la Première guerre mondiale. Il le fait à sa manière, en s'attachant aux pas de jeunes hommes mobilisés, rassemblés avec toute la population par le tocsin : « Tout le monde avait l'air très content de la mobilisation : débats fiévreux, rires sans mesure, hymnes et fanfares, exclamations patriotiques, striées de hennissements. »
Ils sont partis. Charles (27 ans), Anthime (23 ans), Padioleau, Bossis, Arcenel, chacun son matricule. Marche, défilé, le train et Blanche, comme les autres femmes, les enfants, les vieux, est restée, attendant ce retour qui ne devait pas tarder...
Le moral baisse au fil des kilomètres, puis le capitaine Vayssière rassure : « Vous reviendrez tous à la maison… Si quelques hommes meurent à la guerre, c'est faute d'hygiène. Car ce ne sont pas les balles qui tuent, c'est la malpropreté qui est fatale et qu'il vous faut d'abord combattre. » Jean Echenoz, toujours de son style simple et efficace, très agréable à lire, suit ces hommes jusqu'à ce qu'ils entendent le bruit du canon.
Sur un ton presque enjoué, badin, en une description anodine, comme au cours d'une conversation, l'auteur décrit une des premières batailles aériennes, montrant au passage l'impréparation de nos avions et de leurs pilotes malgré leur grand courage.
Il n'oublie pas de revenir au pays pour nous montrer la vie qui se poursuit avec Blanche, l'usine de chaussures qui a du travail pour équiper l'armée. Cette armée, justement, où les hommes tombent, doit évoluer, remplacer le pantalon rouge trop criard, fournir une cervelière, sorte de calotte en acier, pour arriver enfin au casque en septembre 1915. Rien n'épargne les soldats, comme « les gaz aveuglants, vésicants, asphyxiants, sternutatoires ou lacrymogènes que diffusait très libéralement l'ennemi à l'aide de bonbonnes ou d'obus spéciaux, par nappes successives et dans le sens du vent. »
Terrible est la séquence où Arcenel s'en va seul, est arrêté par les gendarmes, traduit en conseil de guerre et fusillé le lendemain, pour l'exemple ! Enfin, il y a le retour d'Anthime dont il ne faut rien dire pour laisser découvrir une histoire qui se termine par une pirouette dont Jean Echenoz a le secret.


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