Un grand moment d'art, d'érudition et de réflexion...
Réalisé par
Umberto Eco à l'occasion de la manifestation "
Vertige de la liste" au Louvre en novembre 2009, ces 21 chapitres à la très abondante (et magnifique) iconographie composent un ensemble fascinant.
Partant des formes les plus anciennes, "nécessaires", de l'énumération avec
Homère ou
Hésiode, il nous conduit peu à peu vers les formes les plus modernes et les plus ludiques, qui sont aussi les plus vertigineuses, symbolisées par exemple par la célèbre "liste d'animaux fabuleux" de
Borges, ou le contenu du tiroir de la cuisine de Leopold Bloom (dans l'Ulysse de Joyce).
Quelques brefs extraits pour donner une idée de certains des propos de l'ouvrage :
"On a du mal à classer ce type de liste (la liste de cours d'eau dans Finnegan's Wake de Joyce). Il s'agit d'une liste par gloutonnerie, par topos de l'ineffabilité (on ne peut dire combien de fleuves et de rivières existent au monde), par pur amour de la liste. Joyce a travaillé des années pour recenser tous les noms de fleuves et de rivières, avec la collaboration de plusieurs personnes, sans poursuivre de but géographique. Sans doute ne désirait-il pas que la liste ait un terme."
"Ces encyclopédies (médiévales) présupposaient donc (ou cherchaient encore) une forme, car leur organisation avait aussi une fonction mnémonique : un ordre donné des choses servait à s'en souvenir, à se rappeler la place qu'elles occupaient dans l'image du monde. Toutefois, cela ne fonctionnait, dans le meilleur des cas, que pour des lecteurs très spécialisés. Quant aux autres, sans doute étaient-ils fascinés (comme nous le sommes toujours) par l'énumération de ces mirabilia qui apparaissaient dans maints recueils."
"Dans son éclectisme forcené, la Wunderkammer voulait en effet symboliser un rêve de connaissance scientifique totale, décrit par
Francis Bacon dans son utopie "
La Nouvelle Atlantide" : à ceci près que sa maison des merveilles ne réunit pas des vestiges de la nature, mais les produits d'un esprit humain que la nature a désormais soumis et modifié."
"Avec la classification de
Borges, la poétique de la liste atteint son plus haut degré d'hérésie et bafoue tout ordre logique préconstitué".
En grande partie anthologie, l'ouvrage d'Eco permet aussi de découvrir ou redécouvrir de petits bijoux d'énumération tels que les instruments de musique du "Docteur Faustus" (
Thomas Mann), les villes de l'atlas du Grand Khan dans "
Les villes invisibles" (
Italo Calvino), les députés de la Convention dans "93" (
Victor Hugo) ou encore la description des abattoirs dans "
Berlin Alexanderplatz" (
Alfred Döblin).
Au total, un très beau moment d'art, d'érudition et de réflexion.