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Critique de Alzie


Vertige de la liste est une authentique épopée de lecture, une fête pour les yeux et une célébration de la littérature et des arts, de la peinture en particulier. Anthologie de la liste, construite chronologiquement en vingt et un chapitres - genèse, évolution et fortune de la liste - dont les thèmes finalement peuvent constituer autant d'entrées possibles dans le livre ; intriguée par la préface je l'ai ensuite ouvert aux environs du chapitre 13 pour revenir ensuite au début avant de m'y risquer jusqu'à la fin.

La liste, un sujet de prédilection pour Umberto Eco qui s'abandonne en 2009, avec la complicité du Louvre, à son goût prononcé pour l'énumération, tenant son origine pour partie dans la fréquentation des textes médiévaux, et dans celle des oeuvres de Joyce. Ses investigations époustouflantes, multiples et jubilatoires, tant littéraires que picturales ou graphiques, ont produit ce livre splendide où le lecteur, convié à s'abandonner à la fascination de la liste, peut déambuler et s'égarer à sa guise au milieu d'oeuvres innombrables.

Cette chasse à la liste est le récit documenté et iconographié des relations que l'homme entretient avec la connaissance depuis l'Antiquité jusqu'à nos jours ; la curiosité de connaître et définir toute chose qui taraude l'humanité depuis ses origines parcourt les pages de ce livre passionnant. Explorations du champ littéraire autant que celui des arts figuratifs. Citations et références nombreuses empruntées aux grands textes de la littérature commentés avec érudition ; les arts figuratifs sont présentés somptueusement. La mise en regard texte/iconographie atteint indubitablement son but : suggérer une conversation entre les arts. Voilà pour la forme et sur le fonds il n'y a qu'à s'en remettre à l'érudition de l'auteur. Une lecture très riche qui ne fait que commencer et dont je chronique modestement les premiers agréments.

C'est la description du bouclier d'Achille, donnée par Homère dans l'Iliade, qui introduit le livre. Elle illustre à quel point une forme sculptée, close, peut figurer une énumération et servir de référence pour suggérer l'infini. De même, l'énumération verbale, utilisée très tôt dans les textes anciens, est une façon d'évaluer l'indicible : au chant II de L'Iliade, Homère, encore lui, recourt à la liste pour décrire l'immensité de l'armée grecque, en nommant les capitaines et les navires ; la littérature et la peinture reprennent plus tard le modèle homérique, et suggèrent par des artifices narratifs ou plastiques, l'immensité, l'abondance, la profusion, la variété, le pullulement, au-delà des limites du texte ou du tableau. Les contours d'une liste, ne nous y trompons pas, ne sont jamais aussi définis que ceux que semblent lui assigner sa forme, voilà le point de départ donné à la genèse de la liste qui préfigure le vertige annoncé.

Alors qu'il pourrait s'y perdre facilement, un fil d'Ariane conduit pourtant le lecteur dans cette toile finement tissée qui oscille sans cesse, comme il est dit dans la préface, entre une quête du « tout est là » et une autre du « etc.». Il semble bien, tel qu'Umberto Eco nous le raconte, qu'il y ait un avant et un après Moyen Age, pour ce qui concerne la liste en littérature comme dans les arts figuratifs. C'est du goût de déformer né d'une prise de distance avec la logique médiévale, qui perdura jusqu'à la fin de la renaissance, que s'étend à l'âge baroque une nouvelle propension pour l'excès conduisant aux listes par énumération cohérente ou chaotique, dont la littérature moderne et post moderne font depuis si bon usage (Joyce, Borgès, Neruda, Prévert, Calvino, etc.).

L'initiateur de cette poésie de la liste n'est autre que Rabelais, comme le démontre si bien l'auteur se réfèrant et citant largement ses oeuvres les plus connues : "Gargantua" (1532-1534), "Pantagruel" (1532-1534) , "Le Tiers livre" (1546), "Le "Quart Livre" (1552) auxquels font écho les tablées festives de Peter ou Jan Brueghel ou les représentations de "grotesques" du XVIe siècle. le désir de mélanger le monde pour y déceler des rapports inconnus se substitue à celui de vouloir l'ordonner aux fins de le délimiter. L'imagination devient ainsi un nouveau moyen de connaissance qui se poursuit jusqu'à nos jours.

Mais les échanges entre les divers types de listes sont eux-mêmes si inextricables, le contraire serait bien triste et c'est là que l'image du rhizome s' impose par l'idée de prolifération suggèrée, qu'il y a moyen de prendre une liste pour une autre. Dans toute connaissance l'enchevêtrement est de mise. Les listes d'autrefois sont regardées aujourd'hui comme des formes poétiques. On peut sonder la cohérence d'une liste et sombrer dans le chaos ou passer de l'excès du fatras à l'arborescence la plus rigoureuse. Une banale liste de courses, liste fonctionnelle par excellence, prend un tour vertigineux si l'on n'y prend pas garde.

L'inspiration débordante d'Umberto Eco était sans doute nécessaire pour faire ressortir de manière aussi éclatante la capacité des arts figuratifs à entrer dans cette thématique de la liste, loin des sentiers battus de l'esthétique. Là réside, à mon avis, la grande originalité et la grande beauté d'un livre qui peut être lu sans fin. L'iconographie n'apparaît pas ici comme la simple supplétive du texte qu'elle illustre, ou son accessoire secondaire ; elle parle son propre langage et par la place essentielle qu'elle tient, occupant des pages entières à fonds perdu, invite le regard et l'esprit à participer intensément à ce vertige artistique de très haute qualité.
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