Greg Egan, auteur australien né en 1961, est aujourd'hui considéré comme le « pape de la hard-SF ». Et s'il est vrai que ses romans et nouvelles ont un soubassement mathématique et scientifique solide, nul besoin d'être titulaire d'un master en physique quantique pour les apprécier pleinement. Car ce qui intéresse
Greg Egan, ce ne sont pas les toutes dernières avancées théoriques et techniques en elles-mêmes, ce sont leurs implications vertigineuses pour l'individu en termes d'identité, de déterminisme et de libre-arbitre.
Je dirais que plus que de « hard-SF », il s'agit, du moins dans son recueil de nouvelles le plus emblématique,
Axiomatique, d'une science-fiction intériorisée : l'essentiel ne réside ni dans l'action, ni dans d'hypothétiques voyages dans le temps ou de lointaines guerres des étoiles, mais dans les interrogations de personnages plongés dans des situations inextricables, placés face à des dilemmes cornéliens. Chaque nouvelle peut être perçue comme une expérience de pensée comme on en rencontre en philosophie morale. Or, les expériences de pensée ont ceci de très efficace qu'elles nous associent, non plus seulement en théorie, mais en pratique, à des situations dans lesquelles entrent en conflit deux systèmes de valeur équivalents et antagonistes.
Greg Egan va plus loin. Non seulement il nous place à chaque nouvelle histoire dans un contexte inédit et déstabilisant créant une situation à la fois excitante et inconfortable, mais en plus il s'arrange pour que ses personnages n'y répondent jamais de la façon attendue, c'est-à-dire selon les règles habituelles de la morale ou de la psychologie, créant ainsi vertige et malaise chez son lecteur.
Sur les dix-huit nouvelles que comporte ce recueil, à l'exception peut-être d'une ou deux histoires que j'ai trouvées moins vertigineuses, j'ai eu à chaque fois le sentiment de frôler l'abîme. du reste, je n'ai jamais pu lire plus de deux nouvelles chaque soir, car j'avais besoin du reste de la soirée et de toute la journée du lendemain pour digérer ce que j'avais lu. J'ai eu également le sentiment que l'auteur s'était systématiquement emparé des questions qui me taraudent le plus au monde, questionnements existentiels qu'il s'est amusé à mettre en situation avec une rigueur implacable, me menant par le bout du nez sur des chemins tortueux aboutissant à de nouveaux questionnements encore plus vertigineux (si c'était possible) que ceux du départ.
Qui suis-je et dans quelle mesure suis-je libre?, se demande inlassablement
Greg Egan. Autrement dit, quelle part de moi-même résulte de ce que l'on appelle une conscience libre? Cette part de moi-même existe-t-elle seulement?
Dans l'Assassin infini, la nouvelle qui ouvre le recueil, le narrateur, confronté à une infinité de versions de lui-même dans une infinité d'espace-temps, se rassure comme il peut :
« Et pour ce qui est de m'inquiéter de mes alter ego qui désertent, qui échouent ou qui meurent, il existe une solution simple : je les renie. C'est moi qui définis mon identité comme je le désire. Je suis peut-être forcé d'accepter ma multiplicité mais c'est moi qui en trace les limites. « Je » suis ceux qui survivent et réussissent. Les autres sont quelqu'un d'autre. »
Dans la nouvelle suivante, Lumière des événements, le futur est déjà connu, grossièrement résumé en une centaine de mots par jour pour chacun d'entre nous. Vous connaissez dans ses grandes lignes la vie que vous allez vivre, vous connaissez avant de l'avoir rencontrée la femme avec laquelle vous allez passer le restant de vos jours, vous savez dans quel restaurant vous allez l'inviter, vous savez où et quand vous allez faire l'amour pour la première fois, etc…
Tout cela semble sonner le glas du libre-arbitre, pensez-vous. Ce à quoi
Greg Egan répond : qu'entend-on au juste par libre-arbitre, cette chose magique que l'on nomme libre-arbitre a-t-elle jamais existé ?
« Le futur a toujours été déterminé. Qu'est-ce qui pouvait avoir une influence sur les actions humaines, si ce n'était l'héritage et l'expérience passée – unique et complexe – de chacun ? Qui nous sommes décide de ce que nous faisons. »
Que ce « qui nous sommes » soit autant déterminé par le futur que par le passé ne change rien à l'affaire. Fondamentalement rien.
Du reste, qui sommes-nous? Qu'un super-ordinateur ayant appris à imiter notre cerveau remplace celui-ci afin de nous rendre immortels (L'Enlèvement, En apprenant à être moi), cela change-t-il irrémédiablement notre identité? Sachant que la vie n'est qu'imitation, que notre corps ne contient plus un seul des atomes avec lesquels nous sommes nés?
« Comparée à tous les changements par lesquels j'étais passé jusque-là, la destruction de mon cerveau organique ne serait peut-être qu'un minuscule accident de parcours.
Ou peut-être pas. Peut-être serait-ce la même chose que de mourir. »
Finalement, que nous reste-t-il quand l'existence même du libre-arbitre est sujette à caution ? À quoi se raccrocher quand tout se dérobe ? Au mensonge et à l'illusion, répond
Greg Egan, pathétique planche de salut pour les êtres humains désorientés que nous sommes.
Ainsi dans la nouvelle Eugène, alors qu'un couple ne pouvant pas avoir d'enfant par les voies naturelles se voit offrir la possibilité de se faire fabriquer un « génie », le futur père s'interroge :
« Comment pouvait-il avouer que, personnellement, il ne voulait pas connaître l'ampleur exacte du déterminisme génétique dans le destin d'un individu ? Comment pouvait-il déclarer qu'il préférait s'en tenir à des mythes confortables – au diable les euphémismes, qu'il préférait croire à des mensonges éhontés – plutôt que de devoir admettre cette morne vérité qui faisait qu'un être humain pouvait être fabriqué sur commande, comme un hamburger ? »
Que le libre-arbitre soit une vaste fumisterie et que nous soyons entièrement déterminés n'implique pas, c'est là tout le paradoxe, que nos actes soient hautement prévisibles, loin s'en faut. L'être humain n'est pas (encore) une machine, ou un automate. Pour le meilleur et pour le pire. Dans la nouvelle «
Axiomatique », un homme, obsédé par le meutre de sa femme lors d'un braquage, retrouve l'assassin et le questionne sans relâche : « Dis-moi pourquoi tu as tué ma femme. »
Mais le meurtrier n'a aucune raison valable à lui donner. Comme l'homme insiste, s'accrochant désespérément à l'idée que sa femme n'a pas été tuée sans raison, le meurtrier s'énerve :
« Qu'est-ce que tu veux que je dise ? Je me suis énervé, OK ? Ça tournait au vinaigre, j'ai disjoncté et elle était là, OK ? »
Et l'homme enfin comprend, ses yeux se dessillent dans un éclair de lucidité :
« Il m'était déjà arrivé, dans le cadre de mon travail, de briser une tasse de café ou deux parce que la situation était tendue. Une fois, à ma grande honte, j'avais même donné un coup de pied à notre chienne après m'être disputé avec Amy. Pourquoi ? J'ai disjoncté et elle était là. »
Je remercie vivement les Editions le Bélial' grâce auxquelles l'oeuvre de
Greg Egan est aujourd'hui accessible au lecteur français dans sa quasi totalité. Je remercie amoureusement Laurent pour m'avoir incitée à lire ce livre. Je remercie affectueusement Paul (@El_Camaleon_Barbudo) pour m'avoir accompagnée dans cette lecture passionnante.
« J'avais maintenant compris que personne ne possédait les réponses que je désespérais d'obtenir. Et il était très peu probable que j'arrive un jour à les trouver par moi-même. le choix était très simple : soit je perdais mon temps à m'interroger sur les mystères de la conscience, soit, comme tout le monde, je cessais de m'en inquiéter et je m'occupais de ma vie, tout simplement. »