AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Presence


Dans la carrière de l'auteur, ce tome est paru entre le rêveur (1985) et le Building (1987). La première édition date de 1995. L'histoire comprend 170 pages de bandes dessinées en noir & blanc. le tome s'ouvre avec une courte introduction rédigée par Will Eisner. Il évoque l'objectif qu'il s'était fixé : construire des vignettes bâties autour de 9 éléments qui pris ensemble brossent le portrait de n'importe quelle grande cité.

Chapitre 1 - le trésor de l'Avenue C - L'Avenue C : un canal dans une mer de béton, avec son asphalte routier, son métro souterrain et ses crevasses. Mary retrouve Henry sur une grille de ventilation du trottoir. Elle lui rend sa bague excédée par l'insistance de ses avances, par sa demande en mariage pour retourner à la campagne. Dans un faux mouvement, l'alliance tombe et passe à travers les barreaux de la grille. Lâchés par d'autres personnes, d'autres objets tombent entre les barreaux. Chapitre 2 - L'escalier de perron - Ces marches qui mènent à la porte d'entrée de l'immeuble au-dessus de l'entresol sont comme des gradins dans un stade. 4 hommes affalés sur les marches d'un perron voient un type arracher le sac d'une ménagère revenant de faire les courses, et le vider pour piquer l'argent. Ils ne bougent pas et se font ensuite conspuer par la ménagère. Plus tard, ils répondent par contre rapidement quand leur épouse respective leur indique que le dîner est servi. Chapitre 3 - Métros - Les rames de métro progressent depuis les dépôts isolés et désertés, jusqu'à passer au milieu des immeubles à hauteur d'appartement où ils font trembler la vaisselle. Dans le métro, la promiscuité est dense, mais chacun pense à ses petites affaires, oublieux des individus collés contre lui. Chapitre 4 - Déchets - Chaque jour, les poubelles récoltent des milliers de tonnes correspondant aux rebuts de produits consommés, digérés et excrétés par les habitants. La benne à ordure ménagère passe faisant toujours autant de bruit, réveillant les dormeurs.

Chapitre 5 - Musique de rue - Les sons générés par la ville sont innombrables et diversifiés, participant de son identité. Les sons qui sortent par une bouche d'égout, le bruit ambiant permanent qui mange la moitié des conversations y compris entre amoureux, les musiques des musiciens de rue, s'échappant des fenêtres, des systèmes portatifs, des klaxons, etc. Chapitre 6 - Sentinelles - Dans chaque rue, il y a du mobilier urbain qui constitue autant de jalons, de sentinelles : les bornes à incendie, les boîtes à lettre, les signaux tricolores, les lampadaires, les bouches d'égouts. Chapitre 7 - Fenêtres - Chaque façade comporte des fenêtres, autant d'ouvertures entre 2 mondes. Il y a le monsieur dans son fauteuil roulant qui passe sa journée à observer ses voisins de l'autre côté de la rue, la voisine qui passe sa journée à la fenêtre à faire la commère commentant tout, la fenêtre par laquelle passe le cambrioleur, la fenêtre fermée qui sépare le riche dans son appartement de luxe du miséreux sans domicile qui le regarde de l'autre côté sur le trottoir. Chapitre 8 -Murs - Les murs de la ville peuvent être des surfaces pour peindre, des murs qui emprisonnent les individus dans des appartements minuscules, des murs qui forment un labyrinthe dans lequel court le cambrioleur pour échapper à la police, des murs qui tombent et laissent la place à un jardin partagé. Chapitre 9 - le quartier - Un homme qui a réussi fait visiter le quartier populaire où il a grandi à sa femme. Un couple à la retraite décide de quitter le quartier où il a vécu toute sa vie pour aller à la campagne. Un jeune homme plein d'espoir raccompagne une jeune femme dans un beau quartier.

Pour une autre bande dessinée, Dropsie Avenue : Biographie d'une rue du Bronx (1995), Will Eisner expliquait qu'il se lançait parfois dans la création d'un ouvrage sur la base d'un concept innovateur, comme un défi lancé à lui-même. Effectivement, sans l'introduction, cette bande dessinée ne ressemblerait à rien, si ce n'est une collection de saynètes très courtes (de 1 à 3 pages) mettant en scène des habitants d'une grande ville dans des situations diverses. Dans le premier chapitre, la première histoire tient en 2 pages, et le lecteur n'est pas tout à fait convaincu par ce monsieur éconduit par une femme qui souhaite vivre sa vie à la ville et cette alliance qui tombe bien évidemment à travers la grille. Dans la page suivante, il assiste à la pantomime d'un monsieur en costume et cravate, qui lance une pièce en l'air pour décider sur quel canasson parier, et la pièce passe par la grille. Les mouvements et le langage corporel sont épatants comme toujours avec ce bédéaste, mais il est difficile de parler d'histoire. Arrivé à la fin du premier chapitre (page 10), le lecteur se dit qu'il va passer un agréable moment, tout en ayant oublié ce qu'il a lu dès qu'il attaque le chapitre suivant.

Le ressenti du lecteur change avec le chapitre suivant. Il est placé en position d'observateur, regardant des individus en train de regarder une agression se dérouler sous leurs yeux. le talent graphique de Wil Eisner épate toujours autant : des cases dépourvues de bordures, une capacité incroyable à reproduire une rue de New York, en donnant l'impression d'un croquis, mais qui s'avère très détaillé et construit quand le lecteur prend le temps de le regarder. Il a l'impression de pouvoir s'asseoir sur les marches de cet escalier, de profiter de la chaleur et du calme relatif, de devenir alangui, sans s'inquiéter de la scène qui se déroule sous ses yeux. Dans les chapitres suivants, le même phénomène de projection se reproduit. le lecteur éprouve la sensation d'être dans le wagon du métro, d'abord debout et tassé, puis seul avec un autre voyageur dans une autre rame. Il entend littéralement les bruits de la rue, en marchant aux côtés du couple : ronronnement du moteur d'une voiture sur laquelle bosse un mécanicien, pétarade d'un deux roues, métro aérien, marteau piqueur, mélopée sortant d'un magasin d'instruments de musique, marteau piqueur, sirènes, etc. Il ressent le plaisir de la fraîcheur à se mouiller à l'eau de la bouche incendie sur un trottoir rendu brûlant par le soleil. Il jette des regards inquiets tout autour de lui alors que l'éclairage public fait défaut dans le quartier qu'il traverse. Il pénètre dans l'intérieur de plusieurs newyorkais : un appartement si minuscule qu'il pourrait s'agir d'une cellule de prison, un appartement si luxueux qu'il pourrait s'y perdre. Dans l'introduction, Will Eisner attire l'attention du lecteur sur le fait qu'il s'agit de sa vision personnelle de New York, mais s'il y a déjà séjourné, le lecteur ressent les sensations qu'il a découvertes en s'y promenant la première fois.

Le ressenti du lecteur change également avec les autres êtres humains qui vivent sous yeux. Autant dans le premier chapitre, ils semblaient n'être que des clichés sans grande personnalité, autant ils sont totalement incarnés par la suite. En tant que directeur d'acteur, Will Eisner met en scène des personnages dont le comportement oscille entre le naturalisme et l'exagération théâtrale en fonction des moments de la scène. Lorsque que le voyou arrache le sac de la dame, le mouvement et les postures appartiennent au registre naturaliste. Quand la ménagère se met à hurler, son comportement glisse vers le théâtre. Ces fluctuations de registre combinent réalisme et expressivité avec un art consommé de la narration dramatique, un souffle de vie incroyable animant ces 2 pages dépourvues de phylactère et de cellule de texte. au fil de ces nombreuses saynètes, le lecteur observe des individus de tous horizons : jeunes adolescents en train de jouer à la balle dans la rue, jeune secrétaire assise dans le métro avec un charmant jeune homme debout à côté, gugusse aviné en train de chanter à tue-tête dans une rame quasiment vide, père en pyjama tenant son nouveau-né dans les bras pour l'endormir, éboueurs blasés, dame sans domicile fixe en train de fouiller dans une poubelle, trio de musiciens de rue débordés par le nombre de concerts de rue à donner, policiers, employés de bureau, cadres supérieurs, etc. Saynète après saynète, le lecteur côtoie des individus issus de différentes classes sociales, se rendant à leur boulot ou vacant à leurs occupations domestiques : il voit l'infini diversité de l'humanité peuplant la ville, lui insufflant sa vie.

Il se produit un effet cumulatif des saynètes qui donnent à voir la comédie humaine dans toute sa profusion, dans l'environnement très particulier d'une grande ville. L'humanisme de Will Eisner transparaît dans chaque séquence : son amour pour l'être humain, mais aussi sa capacité à observer les comportements, à rendre compte des comportements admirables comme blâmables. Comme à son habitude, il utilise de nombreuses techniques narratives, allant de la bande dessinée traditionnelle avec ses cases alignées en bande et ses phylactères, à des images juxtaposées, en passant par des dessins avec un texte en dessus. Il suffit de regarder les passagers d'une rame de métro perdre une part de leur contenance alors qu'il n'y a plus de courant et que la pénombre règne dans le wagon. L'auteur dessine six cases de la largeur de la page, 3 par page, et un texte d'une phrase court au-dessus de 5 des 6 cases. le lecteur a face à lui 5 personnages debout qui se tiennent à une poignée accrochée au plafond. Il voit leur visage changer progressivement d'expression, et leur posture évoluer de concert. C'est une leçon de narration tout en nuance et en justesse.

Ce tome est à nouveau une réussite complète, incroyable de sensibilité, brossant le portrait d'une grande métropole, par petites touches (des scènes d'une, deux ou trois pages), en observant les individus évoluant dans différents endroits de la ville, avec à chaque fois un thème, celui du chapitre. le lecteur regarde un organisme complexe, expliqué par l'auteur qui met en lumière des flux, des comportements, des sons, des interactions.
Commenter  J’apprécie          200



Ont apprécié cette critique (19)voir plus




{* *}