17 juin 1962, Alger.
Sur le quai du port, les derniers Pieds-Noirs attendent d'embarquer sur le El Mansour, le bateau qui les emmène en France. Ils parlent entre eux de ce qui les a conduits à fuir leur terre natale, à y laisser leurs biens et leurs morts, pour rejoindre la France. Une France qui les appelle les "rapatriés", alors qu'ils ne la connaissent pas, et dont ils se considèrent les "bâtards" (chapitre 1 - page 32). Ayant tout perdu après presque huit ans de guerre, contraints au choix dramatique "la valise ou le cercueil", il ne leur reste plus qu'à regarder Alger à reculons en partant pour toujours...
Récit d'une tragédie de l'histoire contemporaine, ce roman est émouvant.
On y trouve en effet une part de nostalgie. L'auteur a su traduire l'amour passionnel des Pieds-Noirs pour leur terre ("Étions-nous à ce point ensorcelés par la splendeur de notre terre ? A ce point envoûtés par le soleil natal ?" - chapitre 7, page 121), qui leur fait dire : "Nous étions les enfants les plus heureux de la terre" (chapitre 7, page 123). de même, la belle description du site de Tipasa rappelle celle d'
Albert Camus dans "Noces". S'opposant au "ciel de fin du monde" (chapitre 7, page 121) visible à Alger, ce contraste amène à se demander comment une nature aussi belle -lumière, odeurs, couleurs- a pu être le théâtre d'actes aussi violents, où "seuls le ciel et la mer restaient impassibles" (chapitre 10, page 174).
Il y a aussi une part d'amertume, que
Marie Elbe a su rendre avec des mots très forts, notamment quand l'auteur évoque l'aube qui suit l'échec du putsch des généraux en avril 1961 : "Alger offrait le visage blême d'une fille qui a perdu son fard dans une nuit de folie" (chapitre 3 - page 85). Par la magie des mots, beaucoup ont cru qu'un avenir était encore possible ; or, chaque jour qui passe s'avère être une étape de plus dans cette longue descente aux enfers qui conduira à l'indépendance et à l'exode. Pour montrer aux habitants qu'il ressent leur malheur, le curé fait sonner le glas...
Il y a enfin une part de désespoir. A l'heure de notre mort est ainsi une plongée réaliste dans la tragédie de l'Algérie française, jusqu'au paroxysme de la violence. Nous sommes trois mois après les accords d'Évian qui instaurent le cessez-le-feu et organisent l'indépendance. Cessez-le-feu, l'expression prête à sourire : à Alger, il n'y a jamais eu autant de morts qu'après le cessez-le-feu, davantage qu'entre le 1er novembre 1954 et le 18 mars 1962...
Certes, A l'heure de notre mort est un roman, mais le fond est authentique. Pour avoir lu un grand nombre de récits de cette période, je trouve ce roman fidèle à l'ambiance et aux sentiments qu'ils décrivent. S'agissant des attentats, les faits cités sont bien réels, les lieux également. Beaucoup de dialogues permettent aux protagonistes d'exprimer ce qu'ils ont sur le coeur, avec le (franc-)parler pied-noir et ses expressions caractéristiques ("patos" pour Français de métropole, "melon" pour Arabe, kaouah, "y" qui remplace le pronom "ils", etc ). On y décèle, à mots couverts et non sans humour, l'hostilité des Pieds-Noirs à la politique du Général de Gaulle. Car c'est bien une "certaine idée de la France" chère à
De Gaulle qui pousse le personnage principal, Emmanuelle Soria, à démissionner de son journal et à prendre le bateau pour Port-Vendres (chapitre 2 - page 34) et le colonel Keller à devenir un hors-la-loi au sein de l'OAS (chapitre 6 - page 111) ; de même, l'expression "batailles gagnées, guerres perdues" (chapitre 6 - page 107) renvoie, en l'inversant, à la formule célèbre prononcée le 18 juin 1940 ("La France a perdu une bataille, mais elle n'a pas perdu la guerre").
Le roman comporte ainsi une dimension autobiographique. Emmanuelle Soria est journaliste, comme
Marie Elbe l'a été au journal L'Écho d'Alger.
Marie Elbe, pseudonyme de Janine Plantié, seconde épouse de
Serge Bromberger, ancien grand reporter au Figaro, était elle-même Pied-Noir. C'est donc en tant qu'enfant du pays qu'elle nous offre ici une évocation émouvante de l'histoire des Pieds-Noirs, "un petit peuple honteusement sacrifié, pris de folie à l'heure de mourir" (chapitre 13, page 220).