J'appartiens à cette catégorie d'historiens des religions qui, quelle que soit leur "spécialité", s'évertuent à suivre les progrès effectués dans les domaines voisins et n'hésitent pas à entretenir les étudiants sur les différents problèmes posés par leur discipline. j'estime, en effet, que toute étude historique implique une certaine familiarité avec l'histoire universelle ; par conséquent, la plus rigoureuse "spécialisation" ne dispense pas le savant de l'obligation de situer ses recherches dans la perspective de l'histoire universelle. Je partage également la conviction de ceux qui pensent que l'étude de Dante ou de Shakespeare, voire de Dostoievvski ou de Proust, est éclairée par la connaissance de Kâlidâsa, des Nô ou du Singe pèlerin. Il n'est pas question d'un pseudo-encyclopédisme, vain et , en somme, stérile. Il s'agit simplement de ne pas perdre de vue l'unité profonde et indivisible de l'histoire de l'esprit humain.
Pendant des années j'ai envisagé un ouvrage court et concis, qu'on pourrait lire en quelques jours. Car la lecture continue révèle par excellence l'unité fondamentale des phénomènes religieux et à la fois l'inépuisable nouveauté de leurs expressions. Le lecteur d'un tel livre serait mis en présence des hymnes védiques, des Brahmanas et des Upanishads, quelques heures après avoir passé en revue les idées et les croyances des Paléolithiques, de la Mésopotamie et de l'Egypte ; il découvrirait Sankara, le tantrisme et Milarépa, l'Islam, Gioachino da Fiore ou Paracelse, après avoir médité la veille sur Zarathustra, Gautama Bouddha et le taoisme, sur les Mystères hellénistiques, l'essor du christianisme, le gnosticisme, l'alchimie ou la mythologie du Graal; il rencontrerait les illuministes et les romantiques allemands, Hegel, Max Muller, Freud, Jung et Bonhoeffer, peu de temps après avoir découvert Quetzacoalt et Viracocha, les douze Alvârs et Grégoire Palmas, les premiers kabbalistes, Avicenne ou Eisai.
Tout document, même contemporain, est "spirituellement opaque" aussi longtemps qu'on n'arrive pas à le déchiffrer en l'intégrant dans un système de signification. un outil, préhistorique ou contemporain, ne peut révéler que son intentionnalité technologique : tout ce que son producteur ou ses possesseurs ont pensé, senti, rêvé, imaginé, espéré en relation avec lui, nous échappe. Mais il faut au moins essayer de nous "imaginer" les valeurs non-matérielles des outils préhistoriques. sinon, cette opacité sémantique peut nous imposer une compréhension complètement erronée de l'histoire de la culture.
La conscience de cette unité de l'histoire spirituelle de l'humanité est une découverte récente, encore insuffisamment assimilée. On appréciera son importance pour l'avenir de notre discipline dans le dernier chapitre du troisième tome. C'est toujours dans ce chapitre final, en discutant les crises provoquées par les maîtres du réductionisme -depuis Marx et Nietzche jusqu'à Freud-, et les contributions apportées par l'anthropologie, l'histoire des religions, la phénoménologie et la nouvelle herméneutique, qu'on sera à même de juger la seule, mais importante, création religieuse du monde occidental moderne. Il s'agit de l'étape ultime de la désacralisation. Le processus présente un intérêt considérable pour l'historien des religions : il illustre, en effet, le parfait camouflage du "sacré", plus précisément son identification avec le "profane".
J'ai discuté la dialectique du sacré et sa morphologie dans des publications antérieures, depuis le Traité d'Histoire des Religions (1949) jusqu'au petit livre consacré aux religions australiennes (1972).
Le présent ouvrage a été conçu et élaboré dans une perspective différente. d'une part, j'ai analysé les manifestations du sacré dans un ordre chronologique (...); d'autre part -et dans la mesure où la documentation le permettait- j'ai insisté sur les crises en profondeur et, surtout, sur les moments créateurs des différentes traditions. En somme, j'ai tenté de mettre en lumière les contributions majeures à l'histoire des idées et des croyances religieuses.
Mircea Eliade et la redécouverte du sacré (4)