Il faut distinguer deux travaux d'intérêt dans cet ouvrage : la puissante doxographie, qui est très précieuse, et tout l'argumentaire sceptique radical. Ici, il s'agit non seulement de montrer l'impossibilité même d'un discours rationaliste, que
Sextus Empiricus nomme « dogmatique » (qu'il soit académicien, aristotélicien, stoïcien, etc), mais l'impossibilité même du vrai. La première partie de l'ouvrage s'attache à montrer qu'il est impossible de choisir un critère décisif, la seconde s'attaque au vrai lui-même ainsi qu'au signe (c'est-à-dire à la proposition qui sert d'antécédent dans un raisonnement). Les stoïciens représentent sa cible privilégiée.
En règle générale, je dis que le scepticisme ne peut pas se récuser sur son propre terrain, à ce titre que sa propre mise en doute constitue son principe et en ce que l'absurdité ne viendrait donc pas l'altérer, mais ne peut pas, non plus, atteindre la solidité de la recherche, si l'on adopte une perspective cohérentiste : le scepticisme est déjà une question de décision apriorique, et se pose du fait que la logique ne se justifie que par elle-même, ce que rien nous oblige à accepter a priori. Cette question apparaît bien dans certains passages du texte, avec les termes de l'époque.
Je repère plusieurs arguments qui me posent problème :
- Il est impossible de saisir l'homme par la pensée, et il est donc impossible de fixer un critère qui se baserait sur lui et ses facultés, car une telle saisie devrait se confronter soit aux parties irrationnelles, soit devenir une sensation, en tant qu'elle serait elle-même partie de l'homme. > Les doctrines transcendantales semblent pourtant aujourd'hui répondre à de telles difficultés, en distinguant le sujet transcendantal de l'homme particulier. Pour
Sextus Empiricus, une telle saisie entraînerait soit une absence de commencement (cercle), soit ne rien concerner de premier. Mais on peut facilement répondre à cela par la notion d'émergence (la saisie de l'homme émerge de l'ensemble des saisies d'une partie par une autre partie).
- Considérer que le critère est apparent est impossible, car il est controversé. le considérer comme caché, c'est partir de l'inconnu pour en arriver au connu, ce qui est absurde. > Mais
Sextus Empiricus ne semble pas considérer la possibilité de l'abduction. de plus, pourquoi l'apparent serait dépourvu de controverses ? Car même si un critère est connu, une telle connaissance suppose une interprétation : cette interprétation suppose recherche, mais, déjà, nous ne sommes plus sur un problème de fondements. Un critère connu pourrait tout à fait agir, et tout le monde pourrait l'utiliser de jure, même si sa compréhension complète est controversée. On peut par exemple utiliser un critère de concordance : il sera controversé, mais il serait sans nul doute utilisé dans toute argumentation valide (que les philosophes argumentent correctement ou non, c'est une autre affaire : le connu n'est pas du domaine du fait social, mais du domaine du droit logico-scientifique). Il faudrait aussi distinguer l'apparent (ce qui apparaît à, une donnée), du connu (qui est un résultat d'un traitement de données).
- le vrai n'est pas l'apparent, car il supposerait une chose apparente (cercle) ou une régression à l'infini, mais n'est pas non plus le caché, car tout caché serait alors vrai. Il n'est pas la fluctuation des deux, car les mêmes problèmes se poseraient. >
Sextus Empiricus n'argumente pas vraiment ce dernier point de l'argument, et je trouve sa déclaration assez gratuite.
- Il est impossible de faire du vrai un genre suprême, car tout est vrai s'il est vrai, et tout est faux s'il est faux. Et s'il est l'un ou l'autre, alors les particuliers aussi. > Mais le genre ne répond pas d'un jugement véritatif : il est « classificatoire ».
- On ne peut pas faire dériver le vrai des intelligibles, car il devra soit dériver de l'apparent (contradiction), soit du caché (qui doit justement tirer sa crédibilité de quelque chose d'apparent). > Mais la seconde option n'est pas un « problème », car le sensible est une donnée, c'est-à-dire qu'il n'est ni vrai ni faux, tandis que le vrai est un résultat.
- le signe ne peut pas être saisi avant le signifié, car il appartient aux relatifs. > Ce dernier point est vrai, mais il n'implique pas la première partie de la déclaration, car si le relatif forme un ensemble, il est toujours possible de n'entrevoir qu'une partie, même si cet ensemble se montre d'un seul bloc.
- le signe implique des choses cachées. Mais celles-ci en deviennent ainsi manifestes. le conditionnel qu'il forme devient donc indécidable. > Seulement, les choses ne sont pas nécessairement cachées par essence.
- le concept même de démonstration fait défaut : la démonstration générique est inconcevable, car elle demande des prémisses et une conclusion, donc à être spécifique. de plus, si la démonstration n'est pas cachée, elle est égale à l'ensemble « prémisses et conclusion ». Elle serait relative à rien du tout, ce qui est justement impossible. > Les prémisses peuvent aussi être génériques.