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Critique de Malaura


«Un corbeau pioche d'un bec avide et ensanglanté dans les entrailles d'un rat écrasé. La gueule ouverte du rongeur mort est figée sur un rictus hideux. Ses tripes ont le même rouge que les crachats de bétel qui constellent le sol de ciment lustré par l'usure des pas »...

La brutalité de ces premières phrases donne le ton…il nous faut oublier l'Inde touristique et ses clichés Bollywoodiens, et entrer dans le sous-continent indien par la porte de service, celle que même les adeptes du guide du routard ou autres bobos voyageurs n'empruntent jamais, celle qui nous fera découvrir l'envers du décor des palais des maharadjahs, qui nous entraînera, à un jet de pierre des grands hôtels et des palaces, vers les « slums », ces bidonvilles aux habitations de cartons, morceaux de tôle et bouts de bois, vers les montagnes d'ordures « constituées de rebuts et habitées par des rejetés », ou vers les usines chimiques « dont les rejets font de la mousse noire sur l'eau jaune ».

Mais suivons donc les trois protagonistes de cette histoire contemporaine dans cette Inde de la modernité…
Louis Husson tout d'abord ; scénariste français, la quarantaine, accablé par la mort prématurée de sa compagne Elise, il s'est laissé entraîner par des amis dans ce voyage en Inde, censé faciliter son travail de deuil…Mais taraudé par la douleur de l'absence et une sollicitude amicale qu'il ne supporte plus, il a fui sans plus de cérémonie et sa cavale solitaire l'a mené jusqu'au Gujarat, sur la côte ouest de l'Inde, non loin du Pakistan.

Iqbal Masjid ensuite ; ce jeune garçon musulman de 17 ans a vu toute sa famille massacrée lors des « évènements » d'Ahmedabad en 2002, une flambée de violence et de barbarie attisée par les nationalistes hindous, une tuerie mémorable faisant état de 2300 morts dont le jeune orphelin n'arrive toujours pas depuis à chasser les atroces images. Iqbal est jeune, seul, miséreux, une cible de choix pour les djihadistes qui l'enrôlent dans leur cercle de haine et de violence. Au nom d'Allah, le jeune garçon attend dans le Gujarat la mission qui mettra un terme à sa vie et à celle de beaucoup d'autres…

Ela Murno enfin ; cette belle journaliste américaine d'origine indienne n'a qu'une idée en tête, obtenir l'autorisation d'entrer dans la zone interdite des chantiers de démolition navale d'Alang afin d'écrire un reportage sur les conditions de travail archaïques des employés. Dans ce site bien gardé interdit au public, on désosse, dans les émanations de solvants, les feux des chalumeaux et les poussières d'amiante, les bateaux, paquebots et autres porte-avions qui ont fait la splendeur des grands pays occidentaux. C'est dans cet immense cimetière à bateaux que le paquebot « France » au passé si glorieux a fini par échouer, finissant de rouiller à l'abri des regards...

Le français, le jeune indien musulman, l'américaine...chacun d'eux est à la croisée des chemins, au moment charnière de la vie où les questions affluent, où les choix s'imposent, où la quête de sens devient essentielle.
Le hasard va unir ces trois destinées dans le grand fracas d'un pays en perpétuel mouvement, dans la fureur et le bruit des armes, dans la violence d'un système qui oscillent entre archaïsme et modernité.

Rédacteur en chef au « Canard enchaîné », Erik Emptaz enchevêtre avec habileté les fils de ces trois vies pour nous dévoiler la part d'ombre de l'Inde contemporaine, pays de contrastes, de fractures et d'oppositions.
A l'heure de la mondialisation, le grand état émergeant, avance par secousses, par chocs et par antagonismes, grande roue qui tourne avec autant d'avidité qu'elle en met à broyer les âmes des plus déshérités.
Avec la même maîtrise du journaliste et de l'écrivain, Erik Emptaz saisit sur le vif « l'instant précis où, en une infime fraction de seconde, s'opère le passage de la paix au fracas, où de la douceur immobile surgit la dévastation et la rapidité avec laquelle, dans ce pays où la sérénité n'exclut jamais la violence, tout se remet en place, comme si rien ne s'était passé. »
Son roman est à l'image de cette Inde hors d'âge, plein de bruits explosifs, d'odeurs nauséeuses, de couleurs irradiées.
Amour, deuil, mort, terrorisme ou espoir, l'on se prend à espérer que les corbeaux qui planent dans le ciel de la baie d'Alang ne soient pas des oiseaux de mauvais augures…
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