La littérature demande parfois un peu de courage. On peut se sentir déstabilisé par la première page de
Boussole, comme par le fait de feuilleter le livre au hasard et de tomber sur de nombreux noms inconnus, de références littéraires à n'en plus finir. On pourrait aller jusqu'à penser que
Mathias Enard joue l'érudit et tente d'épater la galerie avec ses successions de phrases longues comme des chapitres et ses souvenirs qui se chevauchent les uns les autres. Pourtant, on tourne les premières pages, avec un peu de sérieux et un peu de ce courage que demandent les grandes oeuvres, et on est tout de suite embarqué pour un voyage d'une beauté inouïe. Malade, insomniaque, le coeur partout ailleurs que dans son maudit appartement autrichien, le narrateur rejoue, le temps d'une nuit désespérément blanche, les souvenirs qui le rattachent à une femme. Une femme, Sarah, avec laquelle il a arpenté les terres de plusieurs pays du Moyen-Orient : la Syrie, l'Irak, l'Iran. L'occasion pour lui, toujours en cette nuit solitaire, de revivre ces épisodes, de se remémorer sa nuit à la belle étoile à Palmyre alors qu'il dormait auprès de Sarah, de se perdre en Irak, de traverser l'Iran, ces pays qu'il aime et qui ne sont plus que souvenirs et qui ne seront plus jamais que ça, maintenant qu'une bande de pillards et de barbares saccage tout sur son passage. Il y a des dizaines de lectures de ce livre. On peut se demander si Sarah n'est pas la personnification de l'amour de
Mathias Enard pour ce Moyen-Orient meurtri. Car
Boussole est ceci avant toute chose, la magnifique histoire d'un amour perdu. Celui d'une femme autant que celui d'une région. Evidemment, la plume de
Mathias Enard, il n'y a qu'à lire les citations publiées ici même sur Babelio, est belle à crever : "Qu'est-ce que j'ai raté pour me retrouver seul dans la nuit éveillé le coeur battant les muscles tremblants les yeux brûlants [...], quelle heure est-il au Sarawak, si j'avais osé embrasser Sarah ce matin-là à Palmyre au lieu de lâchement me retourner tout aurait peut-être été différent ; parfois un baiser change une vie entière, le destin s'infléchit, se courbe, fait un détour. [...]
Tout est de sa faute, le vent balaye un homme plus sûrement qu'un typhon."