Citations sur Désir pour désir (14)
Le vernis, l'acide nitrique et l'essence du térébinthe : Amerigo sut qu'il se trouvait bien dans un atelier de gravure - il reconnut les effluves de cuivre mordu, de laque ; puis de papier mouillé, d'encre, de colle de poisson, de sève de mastic et de gnôle de raisin.
Tous masqués, les convives sortirent par le côté du canal où les attendait avec ses deux rameurs, un devant et un derrière, tels ses fanaux, la gondole du maître des lieux. Le soir tombait : les torches et les lustres commençaient à rougir légèrement la brume. Ici la clameur d'une fête, là des chants lointains, alliés aux remous régulier des rames, adoucissaient la défaite du jour. Venise est un clair-obscur, pensait le Maestro en regardant défiler les murs de la Dominante. Les soirs d'hiver se teintaient de secrets. Les braseros, les lustres de verre, les lanternes des auberges se lançaient petit à petit à l'assaut des ténèbres en dessinant de longues flammes dorées.
- Je suis un peu gris constata le Maestro face à la mélancolie qui l'envahissait soudain.
Cette sensation douloureuse l'accompagna toute la soirée, malgré les plaisirs de l'opéra, qui furent mémorables, et ceux de la chair, qui ne le furent pas moins. Le Monde de la lune avait tenu ses
promesses : quel voyage... Cet astrologue avec sa lunette, Ecliticco, était éminemment drôle. Regardez les femmes de la lune se déshabiller dans le télescope ! Regardez ! regardez les femmes lunatiques... Et bien sûr, un barbon se laissait prendre et on lui offrait un voyage sur la lune, à ses dépens. Seul regret : la musique n'était pas lunaire, mais bien vénitienne. Mais qu'à cela ne tienne. Le Galuppi de Burano s'en était sorti avec les honneurs, il y avait quelques beaux arias - les chanteurs, les chanteuses, l'orchestre, les costumes, les ballets, tout avait participé au spectacle. Ensuite la fête et les rencontres masquées avaient été à la hauteur des espérances : le vin aidant, il s'était trouvé une certaine dame pour se laisser courtiser. Le Maestro n'avait point vu son visage : il faudrait donc, pour la retrouver, se livrer à des investigations point impossibles, mais complexes en plein jour.
D'où venait alors cette légère tristesse qui ramenait le Maestro jusque chez lui à San Polo à la fin de cette nuit si longue de
Carnaval ? La fatigue, la mélancolie, un rameur silencieux, le bruit inévitable de l'eau ; la seule épaisseur est celle du brouillard. Un rien embrumé lui-même par le vin. Le Carnaval était une fête, une sensation triste de recommencement. Le Carême vous ensevelirait bientôt sous ses cendres. Le Carnaval contenait bien sûr la certitude de sa défaite. Mais ce n'était pas cela qui assombrissait encore un peu plus la fin de nuit brumeuse du Maestro... C'était la légèreté des jeux carnavalesques... l'absence d'un amour réel et puissant. Peut-être parce qu'on était vendredi matin, que l'année 1750 avait commencé voilà à peine un mois, qu'il faisait un froid de gueux et qu'il n'avait pas dormi depuis deux jours...
Le désir d'Amerigo, ce battement brûlant , cet archet arrachant à la corde son chant, Camilla l'entendait bien sûr, elle le reproduisait sur sa propre poitrine, la taille et le dos courbé comme des éclisses, la viole contre le haut du sein - elle aimait se savoir désirée par cet homme qui ne pouvait que l'entendre.
"plus de canaux, plus de mer demontée, plus rien d'autre que la présence tiède de Camilla et l'odeur de verveine et de miel sous laquelle elle dissimulait le parfum secret de sa chevelure."
P22
Amerigo dira alors adieu à Venise qui s'en va vers son destin, il dira adieu à Venise qui l'abandonne et, le coeur encore tiède des souvenirs de la tendresse, sans plus tâtonner, sans chanceler, il basculera droit dans le silence ultime du canal.
C'étaient ces cordes qui donnaient un son si particulier à la viole d'amour, des cordes qu'on entendait à peine, qui sonnaient derrière chaque note, comme les ombres donnent tout son relief à un portrait
"Le mouvement touchait à sa fin ; la viole soupira une dernière fois avant de gémir longuement, à la dominante - la cadence laissa Amerigo abattu, le menton sur l'épaule de l'instrument, l'archet dans le vide, rêveur, comme mort et Camilla, dont le coeur retrouvait petit à petit un tempo plus calme, sourit et resta quelques secondes à observer son partenaire."
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Venise est une magnifique sorcière, un doux poison, une flûte mortelle, la patris des mensonges et du commerce, des raisins de Corfou, des soieries, du marché du Rialto, des bateaux qu'on voit décharger sur la Riva, des palais et des richesses, des épices, des soldats, des territoires lointains, des intrigues, des pleurs ; Venise du théâtre, de la peinture, de la musique et du danger, des masques et des capes ;Venise des condottieri et de la douane. Venise érotique et religieuse, ouverte et fermée, secrète et puissante, maîtresse des mers, des galères et des caravelles ; Venise de Raguse à Constantinople ; Venise des fondachi et du ghetto, Venise de la bauta, du Bucentaure et de la grâce.
Il comprenait, vaguement encore, qu'il participait à ce drame comme un objet, un poignard, une épée tranche une vie sans avoir une volonté propre: à la fois essentiel et contingent.
La République cherchait toujours à garder un œil sur les activités de ses citoyens, et principalement de la noblesse, surtout quand celle-ci se ruinait au jeu, se pourrissait la tête d'idées étrangères, disait pis que pendre de la religion, et se piquait de franc-maçonnerie.