Citations sur Remonter l'Orénoque (19)
Un port est un bien bel endroit pour attendre, pour laisser son corps glisser petit à petit dans le voyage, un lieu à la fois terrien, maritime et fluvial, un rocher, une forteresse d'Amérique fondée par Colomb lui-même, un lieu de l'existence duquel on pourrait presque douter s'il n'y avait les mouvements des cargos, des barges, des porte-conteneurs et des grues qui les chargent, de l'aube au couchant dans un ballet besogneux.
Joana se régalait de ma bibliothèque. Au cours des mois qui suivirent notre rencontre, elle lut presque tous les livres que je possédais. [..]
Le dialogue qui s'instaura ainsi était truqué dès le départ ; je choisissais les livres pour leur possible double sens, dans l'espoir qu'elle les lise en pensant à moi, et j'essayais de guider vers moi sa lecture. Vers moi, c'est-à-dire vers le désir que je voulais qu'elle ait pour moi.
Le corps est la chose la plus infidèle qui soit, il essaye de combler, de remplir ses vides - défaut d'origine, de matrice - par d'autres liens, d'autres plénitudes dans une volonté aveugle, toujours, d'infini recommencement, de retrouvailles pour retenir, un temps, l'anéantissement et la décadence dans le don de soi et l'oubli.
Pourquoi mon père ne m’a-t-il jamais parlé dans sa langue, pourquoi a-t-il cherché à s’effacer, à se fondre dans l’étranger où il vivait, pourquoi ne donnait-il rien de lui-même, rien de son histoire, de ses territoires d’origine, me laissant claudiquer dans le monde sur une seule jambe, jusqu’à remonter en boitant la pente douce de l’Orénoque, sans pouvoir me rattraper à rien…
... puisque le repos est l'état naturel des âmes, et des corps, la putréfaction (p10)
... ce sont nos blessures qui nous font, nos douleurs qui nous fabriquent, nos manques qui nous construisent, en creux, nous sommes coulés dans le moule du désir, il nous modèle en nous torturant, nous donne la forme de ce que nous n'avons pas, c'est le vide entre deux mondes, l'énergie entre deux corps qui se repoussent en se touchant, qui s'annulent dans l'étreinte si jamais ils s'atteignent, c'était prévu depuis le départ, il n'y avait rien à faire, donc rien à regretter.... p 138
Le désir, sa machine à déchirer l'âme.
..... les événements agissent en secret, depuis l'ombre où on les ignore ; ils grandissent dans la nuit, doucement, jusqu'à corrompre le jour. p 142
.... tu m'as donné la force d'entreprendre ce voyage, et cet instant d'oubli dans l'orgasme que tu m'as volé, cette minute où je n'ai pensé à rien, elle survivra bien quelque part ; c'est peut-être le seul bonheur réel que l'on conserve, le seul instant où l'âme touche le corps, comme dans le chant ou la prière.
Un port est un bon couteau, il pénètre bien profond dans l'âme.