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Critique de Osmanthe


A lire le titre, je me suis senti légèrement piteux, et c'était même moins une lettre…Parce que, vraiment, si tu cherches bien mon grand, n'as-tu jamais de ta vie laissé tomber une gentille fille ? Hein ? Donc, c'est avec un léger sentiment de culpabilité que j'entamai la lecture de ce roman, histoire de lire, enfin, le célèbre et original Shûsaku Endô. Original parce que de confession chrétienne, ce qui au Japon est une rareté. S'il a largement exploité ce thème dans ses romans les plus connus, Silence, et le Fleuve sacré, La Fille que j'ai abandonnée, qui au départ ne semble pas aborder cette thématique, va finalement y venir puissamment.

L'histoire se déroule au sortir de la seconde guerre mondiale, pour l'essentiel dans l'agglomération de Tokyo. Le Japon vaincu est occupé par l'armée américaine, l'économie est exsangue, beaucoup de gens sont miséreux. Yoshioka est un étudiant qui vit en co-location avec un ami dans un logement miteux qu'ils ne font rien pour rendre propre. Outre leur rêve d'ascension sociale, ils ne pensent qu'à découvrir les filles. Yoshioka va passer une petite annonce (papier bien sûr, avant l'ère des sites web de rencontres !). Ce profil d'étudiant est valorisant, et va attirer la petite ouvrière Mitsu. Elle est plutôt laide, laborieuse, d'une générosité désarmante (elle ne peut s'empêcher de donner le peu qu'elle gagne aux pauvres et aux faibles), trop aux yeux de Yoshioka qui la trouve idiote de sensiblerie et n'a pensé qu'à une rencontre unique pour profiter d'elle sexuellement (bon, un one-shot, quoi !). Mitsu a le coup de foudre, lui fait son affaire, mal et à la va-vite, non sans avoir remarqué que Mitsu a une curieuse tache rouge au bras. le jeune homme disparaît ensuite sans plus penser à cette souillon. Il trouve un bon boulot, y noue une idylle avec Mariko, la fille du patron, dont il découvre rapidement qu'elle travaillait à l'usine avec Mitsu à l'époque de leur rencontre. Yoshioka éprouve peu à peu un vague sentiment de culpabilité à l'égard de Mitsu. Qu'est-elle devenue ? Il va tenter de la retrouver. S'il y parvient assez vite, elle qui l'aime toujours est anéantie : elle se pense gravement malade…et si le destin de Yoshioka va poursuivre sa linéarité, devenu jeune cadre dynamique, il épousera Mariko, celui de Mitsu, qui donnera encore tout son coeur pour les faibles, va se retourner à plusieurs reprises et de manière inattendue.

J'ai trouvé ce roman assez bouleversant. Il témoigne de la misère, et des épidémies qu'un pays peut connaître lorsqu'il est détruit par la guerre. La pauvre Mitsu est une fille pleine de naïveté, qui se dévoue pour les autres en s'oubliant, en se privant de tout, et le sort s'acharne sur elle. Elle est une invisible, qui a renié sa famille, voudrait aimer la terre entière quand elle ne reçoit d'amour de personne. On a envie de crier à l'injustice. Yoshioka et elle se partagent le statut de « tête d'affiche », mais souvent dans leurs vies parallèles, eux qui n'ont pas la même destinée sociale. Un très bon roman, souvent émouvant, jamais larmoyant, duquel, des deux personnages aux caractères plus complexes qu'il n'y paraît, s'impose en majesté la figure de Sainte Mitsu.

Ce roman se lit avec plaisir, le style est agréable. Il m'a paru assez occidental, et moderne. Point de folklore ici, c'est une histoire universelle. Car ce qui m'a touché ici, c'est le rejet de l'autre, l'exclusion parce qu'on est pauvre, moche, gros, handicapé, malade, ou étranger, bref, un sujet qui est et sera toujours d'actualité dans tous les pays du monde (et qui malheureusement se décline aujourd'hui en d'autres fractures de toutes sortes). Ce rejet de la différence commence à l'enfance, et provoque des souffrances indélébiles. Et puis évidemment cette terrible fatalité, ce traître destin qui peut nous faucher demain au coin de la rue, et qui fait douter de Dieu lorsqu'il frappe d'abord les Justes. Je ne suis pas croyant, et pourtant, le message de l'auteur, dont la foi déborde du livre, m'a d'abord touché par son humanité.
On pourra éventuellement s'étonner que le romancier ait lancé des pistes d'inflexion du scénario sans finalement les exploiter, inexplicablement. Par exemple, Yoshioka sortant avec Mariko, ne peut s'empêcher d'aller une fois aux prostituées, se fait surprendre par un collègue, qui commence à lui faire du chantage...Yoshioka pense comme nous avec angoisse que Mariko va l'apprendre, et puis finalement non, tout s'arrête. Et je pense encore à deux points précis, assez cruciaux, mais que je ne citerai pas, de peur de trop en dire !

Un dernier point important : l'auteur a écrit ce livre en 1964, et au soir de sa vie, trente ans plus tard, il signe une postface dans laquelle il dit s'être inspiré de l'histoire vraie d'une femme pour le personnage de Mitsu. Il affirme également : "Dans La fille que j'ai abandonnée, j'ai tenté d'esquisser un parallèle entre Mitsu et Jésus, abandonné lui aussi, par ses disciples d'abord, et par nous tous ensuite, dans notre vie quotidienne. Mitsu n'a pas cessé, depuis, de revivre en moi."
Il faut aussi avoir en tête que l'auteur a été de santé fragile durant toute sa vie. Atteint de tuberculose, il a beaucoup tiré de son expérience personnelle pour écrire sur la maladie et les hôpitaux.

L'oeuvre de Shûsaku Endô est assez restreinte en quantité, mais apparemment elle n'est faite que de grands livres. De quoi poursuivre la découverte de cette voix à part, mais d'une portée immense dans la littérature japonaise.
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