Crossed 10

Ce tome fait suite à Crossed - Badlands 9 (épisodes 44 à 49 + spécial 2013) qu'il n'est pas nécessaire d'avoir lu avant. Il contient les épisodes 50 à 56, initialement parus en 2014, écrits par Garth Ennis, dessinés et encrés par Christian Zanier, et mis en couleurs par Digikore Studio. Cette histoire se déroule avant "The fatal englishman" (dans Crossed 06), également écrit par Garth Ennis, mettant en scène les mêmes personnages (Harry, Paddy, Jock et Taff).

L'histoire se déroule à l'été 2008. Dans le Yorkshire, un homme tue ses enfants méthodiquement, avant de s'en prendre à sa femme et de s'enfuir. Quelques jours plus tard, le premier ministre Gordon Brown est dans la région en visite officielle, accompagné par Alistair, son responsable des relations publiques. Ils sont protégés par 4 agents spéciaux, un anglais, un irlandais, un écossais, et un gallois (Harry, Paddy, Jock et Taff). À la fin du premier épisode, il est établi que le meurtrier est porteur d'une étrange maladie très contagieuse, qu'il est détenu dans une cellule d'un laboratoire gouvernemental spécialisé dans les risques biologiques, et que le premier ministre s'y rend pour saluer le travail qui y est accompli. Sur place, la doctoresse Anushka Chokra et son équipe essayent de déterminer la nature de la l'infection du meurtrier. Non loin de là, Tom et Jackie (2 pilotes de la Royal Air Force) attendent de connaître leur prochaine mission.

Dans le tome 6, Ennis mettait en scène ces 4 agents des forces spéciales en train d'accomplir une mission de la dernière chance. Dans l'ordre chronologique, ce récit se déroule avant, lors du tout début de l'épidémie foudroyante de zombies. Pour les amateurs de la série "Crossed", il y a donc le plaisir de la découverte du début de l'épidémie, même s'il n'y a pas d'explication claire quant à l'origine de cette maladie. Il y a quelques scènes bien gore et quelques moments Ennis, mais en faible quantité par rapport à l'ordinaire de cette série, à haute teneur en atrocités immondes et abjectes.

Christian Zanier dessine de manière assez réaliste, avec une bonne complémentarité de la mise en couleurs qui accentue les textures et les volumes, sans exagération. Chaque individu est aisément reconnaissable. Les tenues vestimentaires sont réalistes et adaptées. Les décors sont suffisamment développés, en particulier la base militaire aérienne. Certaines pièces servant de bureau sont un peu trop dépouillées et schématiques. Comme beaucoup de dessinateurs de comics, Zanier s'attache plus aux personnages qu'aux arrières plans. Il fournit un effort remarquable pour les scènes de foule où chaque figurant présente des détails spécifiques. Il ne rechigne pas s'investir pour représenter les horreurs exigées par les actions des Crossed, de manière réaliste, détaillée et obscène (en cohérence avec la nature des Crossed). Il représente une palette variée d'expressions de visage qui permettent au lecteur de se faire une idée de l'état d'esprit du personnage représenté. Il insiste peut-être un peu trop sur les rondeurs de la pilote et de la doctoresse (fesses et poitrines), plus que le scénario ne le nécessite.

Comme à son habitude, Garth Ennis a tendance à rallonger la sauce en ce qui concerne les dialogues, ce qui ralentit de manière sensible la lecture. Cette caractéristique imprime un rythme particulier à ce récit qui tient de la gageure. En effet Ennis relève le défi de raconter l'histoire de 4 individus qui sont déjà apparus dans une histoire située dans l'avenir, donc le lecteur sait pertinemment qu'ils vont survivre. Il raconte le début de l'épidémie, alors que le lecteur a une idée bien claire de l'ampleur qu'elle va prendre. Les apparitions des zombies sont limitées, ce qui diminue d'autant la composante gore primaire (pourtant l'ingrédient principal de la série).

Le lecteur doit accepter de se laisser porter dans la narration d'Ennis pour pouvoir anticiper où il veut en venir et de quoi il souhaite parler. Il y a donc ces 4 agents spéciaux, des potes que l'amour de leur métier à rapproché, et les 2 pilotes de chasse également unis par une même idée de leur métier. Il y a quelques actions d'éclat rapides et haletantes... et beaucoup de parlote. le lecteur prend rapidement conscience qu'Ennis s'essaye à un type de récit bien balisé : la propagation d'une catastrophe, et la réaction des autorités face à cette menace de grande ampleur. Il n'est pas si facile que ça d'être original dans ce genre d'histoire.

Au bout de quelques pages, le lecteur se rend compte qu'Alistaire est un arriviste de la pire espèce, sans qualité rédemptrice, un personnage politique d'un seul tenant comme Ennis sait les écrire, caricatural à souhait, un méchant méprisable. Plus surprenant, il faut 2 épisodes pour se rendre compte que le premier ministre est dépeint comme un être humain normal. Ce n'est pas un politicien véreux, ce n'est pas un individu assoiffé de pouvoir, ce n'est pas un doux dingue illuminé, ce n'est pas une ordure cynique et dépravée, ce n'est pas un chef infaillible. C'est un homme de pouvoir, dépendant de ses collaborateurs pou prendre des décisions. C'est une personne avec des convictions qui effectue son métier avec le même degré d'investissement et de professionnalisme que les 4 agents spéciaux ou les 2 pilotes, peut-être même avec un peu plus de lucidité. C'est un élu qui garde à l'esprit l'intérêt de la nation et du peuple.

Bien sûr, le dispositif narratif qui consiste à isoler le premier ministre dans la campagne sent un peu l'artifice, mais Ennis le met en scène avec naturel, ce qui finit par le rendre vraisemblable. Mieux, ce dispositif permet de fournir au lecteur une vue d'ensemble des informations qui parviennent au premier ministre, et des modalités par lesquelles il prend des décisions. Les dialogues copieux permettent aussi de développer les circonstances, les informations relatives à la situation à l'échelle locale, mais aussi à l'échelle internationale, et à étoffer les personnages. Effectivement, dans la réalité, les dialogues comprennent rarement des interventions aussi longues ; mais là encore dans le cadre d'une BD il s'agit d'un dispositif narratif acceptable.

Finalement Ennis réussit à montrer les différences de points de vue de plusieurs individus, la profondeur de leur vocation, de leurs convictions, la force de leur engagement, au travers d'un récit catastrophe qui sait s'émanciper des poncifs du genre. Prêt à se contenter d'un récit malsain qui tâche, le lecteur se retrouve dans un récit copieux, montrant l'exercice du pouvoir dans une situation de crise, de manière prosaïque et plausible. Christian Zanier s'avère un collaborateur de bon niveau pour Ennis, sans transcender le récit du scénariste, mais sans le trahir non plus.

Pour mémoire, l'expression "Thin red line" désigne en anglais un point de non retour, une limite au-delà de laquelle la sécurité ne peut plus être assurée. Ce tome permet également d'apprendre un mot de vocabulaire anglais très pointu "Catamite".