“Je suis habitée par un cri.
Chaque nuit il sort, les ailes battantes,
A la recherche, avec ses crochets, de quelque chose à aimer.
Je suis terrifiée par cette chose noire qui dort en moi ...”
Sylvia PlathMariana Enríquez est une figure montante de la littérature latino-américaine du XXIe siècle. Déjà rencontrée dans son précédent roman, «
Notre part de nuit », l'autrice argentine propose un univers original, où la vie et la mort sont étroitement imbriquées, où l'atmosphère fantastique et sombre en toile de fond, sert à mieux dénoncer la vie en Argentine, la dictature militaire, la répression, les nombreuses disparitions, ...
C'est avec beaucoup d'attente et d'enthousiasme que j'ai commencé ce recueil de douze nouvelles où les femmes, narratrices, sont aussi au coeur de chaque récit.
A nouveau, le lecteur est frappé par cet univers troublant que l'on retrouve souvent chez les auteurs latino-américains, à la fois morbide et fascinant, surnaturel et réaliste, charnel et scatologique. Ses textes cachent en effet, un monde occulte dérangeant, effrayant, peuplé d'esprits, de morts, de fantômes, de sorcières, ou de démons. Tout, dans la mise en scène, l'ambiance, les décors, le recours à de vieilles légendes, les personnages et le dénouement, est parfaitement réfléchi, maîtrisé et permet de nourrir l'originalité des récits.
Les nouvelles se concluent souvent de manière assez inattendue, abrupte, ambiguë, pouvant laisser croire que les histoires sont inachevées, ou que l'autrice n'a pas su leur trouver une fin satisfaisante. Je pense au contraire, que
Mariana Enriquez se retire intentionnellement pour laisser le lecteur réfléchir, prolonger chacune d'entre elles, s'imprégner de leur réalité et apposer ses propres fins.
En lisant les lignes de ce billet, vous pourriez être effrayé par ce livre et son contenu, mais ces récits sont à l'image de cette magnifique couverture, à la fois horribles et touchants, réalistes et mystérieux, glaçants et magiques, incisifs et teintés d'humour, de poésie. Cela permet de prendre de la distance pour mieux en apprécier toutes les qualités.
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Il n'y a aucun intérêt à résumer chacune de ces nouvelles.
Il vaut mieux se laisser porter par tous ces récits, ressentir leur atmosphère lourde et tourmentée, comprendre que la monstruosité sous le prisme des métaphores et du mystère répond à l'histoire violente de l'Argentine, passée et présente, et aux traumatismes du peuple argentin.
Très honnêtement, même si certaines ont ma préférence, j'ai trouvé qu'elles se valaient toutes. Chaque lecteur trouvera forcément, suivant ses goûts et ses envies, la nouvelle qui le marquera, le touchera, le dérangera, le bouleversera, le révoltera, ou l‘interrogera.
« Son rire et son renoncement m'inquiétaient car de plus en plus souvent, au fil du temps, à mesure que croissait notre intimité, j'avais la certitude que si j'écoutais une seconde supplémentaire, j'allais lui faire encore plus de mal. le frapper, l'ouvrir avec mes ongles, lui imprimer d'autres cicatrices, une façon d'être au plus près de lui, qu'il m'appartienne davantage. »
L'exhumation des restes d'un bébé dans l'arrière-cour d'une maison, la malédiction d'un quartier entier, la légende d'un enfant sans tête qui erre dans les rues de Barcelone, une femme dont les nuits sont peuplées de cauchemars, une jeune fille aux prises d'hallucinations, une femme qui trouve un plaisir sexuel dans les battements irréguliers du coeur humain, voilà les récits que vous découvrirez.
Il est question de moralité, de solidarité et d'empathie, de vengeance, d'enfances saccagées, de fétichisme, de fantasmes, d'automutilation, de folie et de phobies.
« Dans sa chambre, elle se glissa dans la baignoire et repassa le rasoir sur ses plaies pour que le sang flotte autour d'elle et teinte l'eau en rouge. C'était beau. Elle sombra et ouvrit les yeux sous l'eau, dans un océan d'écume vermeille. »
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Parmi la petite dizaine de nouvelles publiées, mon premier choix se portera sur celle intitulée "Viande". Elle raconte l'admiration de deux adolescentes pour une star du rock au style anticonformiste et dérangeant. Alors que son dernier album, Viande, est fortement controversé, le fanatisme des deux jeunes filles va prendre des allures extrêmes après le suicide du chanteur.
J'ai été happée par la violence du récit qui chemine aux confins de l'immoralité, de la folie et de la mort.
La seconde nouvelle que je retiendrai est « La vierge », l'histoire d'un groupe d'adolescentes jalouses de leur amie Silvia qui a un petit copain.
Là encore, j'ai été saisie par la montée progressive de la violence de ces jeunes filles qui ne supportent pas le bonheur affiché par leur camarade. Leurs rancoeurs mesquines font froid dans le dos.
Dans « Où es-tu mon coeur ? », la narratrice fantasme pour les personnes malades du coeur. Cette nouvelle est peut-être celle qui m'a le plus dérangée et dégoûtée en raison de la dépravation de la jeune femme, les descriptions de scènes intimes, et la monstruosité de sa fin.
Je la cite également car
Jane Eyre s'invite dans ce récit, de manière originale. Là où un passage du roman de
Charlotte Brontë m'a fortement émue, il a réveillé en elle sa folie et sa perversion.
« Il n'a pas protesté quand je lui ai dit que j'en avais marre. Que je voulais le voir. »
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L'autrice crée une atmosphère propice à l'intrusion du fantastique, du réalisme magique, d'éléments surnaturels voire de l'horreur dans des récits réalistes. Si l'écriture est assumée, acérée et parfois glauque, elle est également envoûtante, proche de la prose poétique.
Malgré l'atmosphère macabre et inquiétante, l'autrice est parvenue à m'emporter par la force de son écriture, la fulgurance des images et des messages, et sa capacité à mener des intrigues captivantes et rythmées sur quelques pages seulement.
L'autrice ne cherche pas à cacher la crasse, les odeurs répugnantes, l'abjection, l'immoralité, la lâcheté, l'obscénité de notre monde. Au contraire, elle y puise son inspiration, mais c'est avec beaucoup d'élégance et de poésie qu'elle nous retransmet des sensations et des émotions puissantes.
La magnifique traduction d'
Anne Plantagenet retranscrit remarquablement bien cette atmosphère étrange et menaçante.
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Pour conclure,
Mariana Enríquez nous livre un recueil singulier, surprenant, angoissant, saisissant grâce à un univers très marqué et surtout très marquant.
Une nouvelle fois, j'ai été séduite par l'acuité et l'audace de la jolie plume de
Mariana Enríquez. Ce premier recueil de nouvelles teintées de macabre, d'obsession, de désespoir et de violence est certes dérangeant, mais il m'a emportée par la justesse, la beauté et la puissance évocatrice de sa prose.
A découvrir.
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Je tiens à remercier infiniment toute l'équipe de Babelio et les éditions du sous-sol pour l'envoi de ce livre dans le cadre d'une masse critique privilégiée. Je ne suis pas près d'oublier ce recueil dont mon ressenti est proche du coup de coeur.