D'emblée, je dois dire que le sous-genre nouvelles d'horreur n'est pas vraiment ma tasse de thé en matière de littérature. Dans ce domaine, je préfère de loin le cinéma qui, grâce entre autres à ses effets de montée en charge sensorielle et à l'irréductible caractère persuasif des images qu'il crée, m'amène beaucoup plus facilement à suspendre provisoirement toute rationalité face à l'effraction du surnaturel.
À la différence de l'onirisme, du réalisme magique ou du surréalisme en littérature, sous-genres où cette abolition du jugement est posée pour ainsi dire comme une condition préalable, permettant au lecteur de décider de laisser ou pas son cogito au vestiaire, l'horrifique suppose l'irruption du surnaturel dans un contexte qui se présenterait au départ comme émargeant de la "réalité", ou dans une zone qui, dans les meilleurs des cas, se situerait (pour reprendre l'expression d'un compère et compatriote de
Mariana Enriquez que j'aime beacoup,
Rodrigo Fresán) «sur les bords» de cette dernière.
L'horreur provoquera par ailleurs d'autant plus d'effets sur l'esprit du lecteur (en tout cas sur le mien), qu'on ne se sera pas spécialement attendu à son irruption, et alors même qu'on aurait été - plus ou moins à notre insu- progressivement préparés à cette éventualité.
Dans ce genre littéraire en particulier, je pense qu'il ne faut pas casser n'importe comment, ou trop vite brouiller les oeufs pour préparer une bonne omelette! La cuisson parfaite de la mixture supposerait également de pouvoir garder une bonne tenue entre les blancs fragiles et glissants de l'imaginaire et les jaunes baveux du réel.
Prouesse donc pas évidente, à la base, à réaliser sur des formats courts, comme c'est le cas dans ce recueil de nouvelles où la plupart des récits ne dépassent pas une douzaine de pages.
J'ai eu le sentiment tout au long de ma lecture de tourner en rond à la recherche de
Mariana Enriquez, alors que ses snacks horrifiques, eux, m'ont laissé la plupart du temps complètement à l'extérieur et sur ma faim.
Peut-être aussi était-ce volontaire de sa part de servir froid ces portions congrues, me suis-je dit, sinon comment expliquer ce ton omniprésent, détaché et désinvolte, adopté non seulement par quasiment tous les personnages face à l'irruption de l'horreur sous ses différentes formes, y compris les plus trashs et scatologiques, mais surtout par l'auteure elle-même lorsque, privilégiant un style indirecte et une narrative très sobre et au passé, elle opte visiblement pour un point de vue très distancé, sommaire et neutre, à la limite du «blanc». Pas assez cuit, en tout cas, à mon goût. Dans l'ensemble, ses histoires m'auront laissé moi aussi de marbre.
L'enfant morte réincarnée en poupée putride, chair en lambeaux, une autre petite-fille dont le bonheur est sacrifié aux forces du Mal par sa propre famille, des molosses à la Baskerville venant d'on ne sait où, lâchés sans pitié par une adolescente jalouse, spiritisme et cannibalisme, fantômes et morts-vivants : les motifs somme toute récurrents dans le genre ayant inspiré ces nouvelles sont portés ici essentiellement par des personnages immatures, fêlés ou paumés, féminins pour la plupart - adolescentes ou jeunes femmes en perdition, mal dans leur peau, solitaires, psychologiquement fragiles.
Leur point commun, y compris quand l'auteure semble vouloir élargir sa palette au collectif et surtout à l'histoire récente de l'Argentine (dans une des nouvelles, des revenants envahissent les parcs de Buenos Aires), semble, comme il arrive souvent dans le genre, résider en grande partie dans ce qu'on a appelé par ailleurs le "retour du refoulé", mécanisme de défense mis en lumière par
Freud et à l'origine des symptômes névrotiques (étendu ensuite au domaine des psychoses avec l'introduction de la notion de «forclusion», à savoir mécanisme à partir duquel un traumatisme définitivement «effacé» du psychisme, sans laisser aucune «trace mnésique» à l'intérieur -comme il arrive au contraire dans les névroses-, serait alors susceptible de revenir de l'extérieur sous forme de délire et/ou d'hallucinations).
Je ne demandais pas, bien-sûr, la Lune à Mme Enriquez, ni de réinventer les codes du genre, encore moins de rendre «possible tout impossible», comme tiennent à prôner certains politiciens et prédicateurs, mais juste l'émotion nécessaire à transformer ponctuellement les ténèbres et la cruauté en quelque chose d'autre, en empathie par exemple envers ses personnages de losers désincarnés, résignés et malheureux (seule la nouvelle qui donne titre au recueil et dans laquelle par contre rien de surnaturel n'intervient, aura réussi à faire prendre corps dans mon esprit un personnage habité et touchant de femme borderline jouant dangereusement avec le feu).
En définitive, loin d'être, de mon point de vue, mal-écrit pour ce qui est de la plume elle-même (si bien que, malgré cette première rencontre ratée avec l'auteure je garde son roman
Notre Part de Nuit, initialement prévu, dans ma PAL - reçu en cadeau d'un proche, celui-ci viendrait court-circuiter l'ordre des choses!), la lecture de ce recueil de nouvelles , vous l'aurez compris, ne m'aura pas vraiment emballé...
Exercice de style trop évident à mon sens, à la fois sur la forme et sur le fond, cérébral et désaffecté, faisant trop systématiquement appel à des raccourcis faciles, ainsi qu'à des épilogues elliptiques qui servent quelquefois à cacher la maigreur relative du propos et/ou des faiblesses dans la construction de l'intrigue, sur les douze nouvelles qui composent le recueil, je ne retiendrai en définitive que deux, celle que je viens de citer, petit bijou abouti et saisissant de trash-attitude, puis «Rambla Triste», pour la puissance d'évocation concernant le sentiment d'inquiétante étrangeté que certaines villes étrangères (en l'occurrence Barcelone) peuvent potentiellement susciter, et surtout pour un suspension mieux équilibrée du récit dans cet entre-deux à partir duquel on s'engage sans hésiter avec les personnages plus en avant sur les bords extérieurs de la réalité...
Ce n'est pas grave, la prochaine fois chez Enriquez, je demanderai le menu gourmand!