La place de dégustateur-juré me conviendrait mieux, car il est toujours agréable de boire un bon verre de vin qui ne vous coûte rien ; mais, grâce au ciel, mes caves sont assez bien fournies en « rikevir », en « kütterlé », en « drahenfetz » de toutes qualités, pour n’avoir pas besoin d’aller marauder à droite et à gauche, et mettre le nez dans le crû de mes voisins. Savez-vous ce que je vais faire maintenant ? Je n’ai pas l’idée de me croiser les bras sur le dos, vous pouvez le croire. Je vais cultiver mes vignes avec prudence et sagesse ; je vais faire remplacer les vieux plants, qui ne donnent plus rien, par des jeunes, et ceux de qualité médiocre, par de meilleurs, autant que possible. Je me promènerai tous les matins le long de la côte avec ma serpe dans ma poche, et si je vois de mauvaises herbes, j’irai les enlever ; je rattacherai les sarments défaits à leurs piquets... Les occupations ne me manqueront pas. Ensuite je retournerai tranquillement dans ma maison, me mettre à table avec ma fille Margrédel et mon neveu Kasper ; nous boirons un bon coup après le souper, et Kasper nous réjouira d’un air de clarinette. Au temps des vendanges, je soufrerai mes tonneaux, je surveillerai ma cuvée ; enfin, au lieu de me mêler de ce qui ne me regarde pas, j’aurai soin de veiller à ce qui me regarde.
Je courais donc, ma clarinette sous le bras et le cœur joyeux, pensant la surprendre ; mais au moment de monter l’escalier, qu’est-ce que je vois ? La bohémienne Waldine, – avec sa longue figure de chèvre, son bout de pipe entre ses lèvres bleues, son petit Kalep, noir comme un pruneau, dans un sac sur l’épaule, – qui sortait en traînant ses savates et qui riait en se grattant le bas du dos.
L’oncle Conrad ne pouvait pas souffrir cette espèce de gens ; il disait que les bohémiens ne sont bons qu’à voler, à piller, à porter les commissions des filles et des garçons d’une maison à l’autre, en cachette, pour attraper deux liards. Quand par hasard quelques-uns d’entre eux se trompaient de porte et venaient chez nous, il leur criait d’une voix de tonnerre :
– Voulez-vous bien sortir, tas de gueux !... Voulez-vous bien vous en aller !... Prenez garde !... On n’attrape ici que des coups de bâton !
Aussi ne venaient-ils presque jamais.
Dans l’après-midi du même jour, Waldhorn vint me dire que nous étions engagés à faire de la musique aux noces de Lotchen Omacht, la fille du meunier de Bergheim ; qu’il y avait le trombone Zaphéri de Guebwiller, Coucou-Peter et son neveu Mathis, pour la contrebasse et le violon, et moi pour la clarinette ; qu’il tâcherait d’avoir un tambour à Zellemberg, et que s’il n’en trouvait point, le « watchman » Brügel consentirait volontiers à remplir cette partie, moyennant trois francs la soirée.
Nous partîmes ensemble à la nuit. Et comme les noces durèrent deux jours, je ne revins à Eckerswir que le samedi suivant, vers dix heures du matin. J’avais gagné mes six écus, ce qui naturellement me mettait de bonne humeur.
Erckmann et Chatrian :
Gens d'Alsace et de LorraineOlivier BARROT signale la publication aux Presses de la Cité (collection Omnibus) de "
Gens d'Alsace et de Lorraine" d'
ERCKMANN-CHATRIAN. Ce gros ouvrage rassemble six des Romans et Contes des deux célèbres Alsaciens.