« Se suffisant à lui-même, il n'a de beauté que son pareil »
On pourrait imaginer que « critiquer » ce livre serait présomptueux tant il regorge de puissance et de force mais au contraire, je crois que c'est un honneur de pouvoir en parler librement dans un pays où le despotisme n'a pas encore pris racine. Dans cette oeuvre, l'auteure y a inscrit ceci : « Si l'on veut écrire, on doit le faire avec son corps nu et vulnérable sous la peau... » - p. 9. Qu'il en soit ainsi, ici.
À lui tout seul, ce livre m'a transportée dans « L'aube d'un jour nouveau ». Il m'a transpercée de sa lumière, rendant à mes yeux la vérité sur «
le bâtiment de pierre ».
« En cheminant dans les méandres désertes du bâtiment de pierre, au long des couloirs secrets enfouis dans une pénombre bleutée, en franchissant des portes qui s'ouvrent et se referment promptement, sans retour possible, comme des tourniquets, tu atteins le coeur du labyrinthe. Un coeur vaste, bien réel, dur comme un coup de poing... » - p. 53
Des phrases, dont la profondeur est telle, qu'elles m'ont plongée inconsciemment dans un gouffre. Dans cette oeuvre, toutes formes prennent vie. J'ai lu un mot, un paragraphe, un chapitre et j'y ai découvert « leur VIE », d'un phrasé bouleversant, puissant, ineffable ! Ces mots, choisis avec justesse par le passé, ont raisonné en moi comme l'écho, présent d'une décadence turque. À mon insu, ils ont cheminé jusqu'à mon coeur. Sans crier gare, ils l'ont traversé de part en part jusqu'à atteindre les tréfonds de mon âme et là, me faire sombrer...
J'ai levé mes yeux et j'ai réalisé alors que mes larmes coulaient. La souffrance que j'ai ressentie provenait d'un puits de tristesse insondable. Mes pensées se sont envolées, mon esprit a rejoint Asli et ses compagnons « d'infortune », réalisant soudainement que leurs chaînes devenaient miennes. Un souffle de révolte s'est alors levé en moi, criant à l'ignominie, à l'injustice ! Il m'était inconcevable d'imaginer que des êtres humains pouvaient vivre cela et encore moins l'auteure de ces mots !
L'oppression, la répression, la maltraitance, la tristesse, l'abandon, la solitude ! Cette oeuvre est un cri actuel qui jaillit des entrailles du passé. Nul n'aurait pu prédire que ce livre, édité en 2009, « décrirait » les affres quotidiennes des intellectuels turcs soumis à l'autocratie du président Recep T. Erdogan ! L'auteure y dénonce la maltraitance des prisonniers en Turquie, les souffrances physique et psychiques supportées, les séquelles indélébiles d'une vie dans «
le bâtiment de pierre ». le protagoniste « A. », refléterait-il la face cachée de chacun d'entre eux, ou d'entre elles ? …
Sans n'avoir jamais cessé d'élever sa voix pour la liberté de son peuple...gardant foi au droit fondamental de la liberté d'expression... le 16 août dernier,
Asli Erdogan a été enfermée ainsi qu'env. 200 autres intellectuels – je dirais « ostracisés » ! - à la prison de Bakirköy à Istanbul. Ils sont accusés de terrorisme ou de conseillers et conseillères de journaux Pro-Kurde alors qu'au fond, ils n'ont fait que dénoncer le soulèvement d'un gouvernement radical et dictatorial !
Je sais d'avance que mes mots n'auront jamais assez de poids pour vous décrire avec exactitude la force de cette oeuvre et l'ampleur qu'elle a pris par l'actualité de cette fin d'année. L'action lancée par l'association La Maison Eclose et soutenue par
Amnesty International intitulée « Lire pour qu'elle soit libre », m'a permise de découvrir cette romancière, cette journaliste et de m'engager auprès d'elle, d'eux, dans un esprit de solidarité en prêtant ma voix, comme tant d'autres.
Asli Erdogan est à jamais inscrite dans ma mémoire comme une femme dévouée et consacrée aux droits de l'Homme et à la liberté des médias dans son pays.
D'un langage recherché, raffiné et poétique, cette oeuvre est colossale ! Mélangeant les figures de style et les procédés littéraires, pas une seule fois les mots sont inappropriés ou semblent impropres. Les strates sont maîtrisées à la perfection, permettant ainsi au lecteur d'aborder cette lecture dans un niveau qui lui convient afin d'en tirer « l'essence-ciel ».
Tourner les pages de ce livre, c'est déployer les ailes de cet ange nommé « A. » en lui donnant VIE une fois de plus...
« A. n'a jamais pu terminer son histoire, les cercles de l'enfer sont plus sinueux que la vie de l'homme... Tandis que les jours passaient, que les saisons se succédaient, il a tracé dans l'orbite du bâtiment de pierre des cercles qui, tour à tour, s'élargissaient et se rétrécissaient. Il a marché, marché, marché sans relâche, jusqu'à tomber sur les dalles, épuisé de fatigue. Sur les chemins de la vie et les rivages de la mort. Il est resté, tel un rouleau de parchemin froissé, devant les ports qu'il n'a jamais été autorisé à franchir, tout tremblant de froid, dans la boue et les traces d'urine...Il a raconté... » - p. 19