« Quand il retrouvait sa lucidité, le père Damien retournait à son bureau pour la soirée, un lieu où il refusait qu'on le dérangeât. Là, il écrivait de violentes diatribes politiques, des lettres ecclésiastiques lourdes de reproches, des mémoires de la vie sur la réserve pour des revues d'histoire, et de la poésie. Il rédigeait aussi de longs documents, qu'il dénommait rapports, à envoyer au Pape – en fait, il s'était adressé à chaque pontife depuis qu'il était arrivé, en 1912. »
La figure centrale de ce roman bigarré et peu conventionnel est un prêtre, le Père Damien Modeste. le lecteur fait sa connaissance au crépuscule de sa vie, en 1996, alors qu'il reçoit la visite d'un collègue plus jeune, Jude Miller. Celui-ci a été envoyé dans cette réserve Ojibwé, située dans le Dakota du Nord, pour enquêter sur une religieuse d'origine autochtone, Soeur Léopolda, qui aurait été une sainte…
Mais Damien n'est pas seulement ce qu'il paraît être. Il a lui aussi un passé chaotique et bien des secrets. Je préfère ne pas trahir le plus grand d'entre eux, même s'il est dévoilé au tout début du roman et que d'autre critiques n'en font pas mystère. La présentation de l'éditeur ne le mentionne pas et je préfère laisser la surprise de la découverte, qui personnellement m'a stupéfié. Ce qui, au passage, me conforte dans ma préférence d'en savoir le moins possible avant de me plonger dans un nouveau livre…
Il faut dire que le mélange entre le mode de vie des Ojibwé et la morale catholique est assez explosif ! J'ai été tout d'abord intimidé par un arbre généalogique figurant sur les deux premières pages, retraçant les mariages religieux ou traditionnels, parfois les deux, les liaisons compliquées entre familles... Il me paraissait bien obscur. Mais pourtant, grâce à lui, je ne me suis pas perdu dans les méandres de ce roman qui court à travers tout le vingtième siècle.
C'est aussi, au-delà du personnage de Damien, un roman foisonnant de personnages totalement imprévisibles, capables de tout pour survivre ou s'imposer.
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Une fresque complexe, touffue, le destin d'une femme et l'histoire d'un missionnaire dans une tribu amérindienne de l'ouest des États-Unis.
Ce dernier rapport, c'est un peu les mémoires du prêtre, en passant d'une époque à l'autre, de 1910 à 1996. Est-ce qu'on saura tout ce qui s'est vraiment passé à Little No Horse ? Au lecteur de juger. La narration discontinue d'un chapitre à l'autre présente le fil des événements comme un puzzle dont on assemble peu à peu les pièces. de plus, le récit prend parfois des allures d'allégorie, où peuvent intervenir la magie et le rêve.
Mais si on est capable de laisser de côté l'esprit très cartésien, on est en face d'un roman fascinant, qui nous entraîne à travers des thèmes puissants. Il sera question de musique, de spiritualité et d'histoire amérindienne. Il y aura des catastrophes naturelles, des épidémies et des guerres, des amours et des passions charnelles, des solidarités, des trahisons et des haines de clans, des légendes et des croyances.
Une grande autrice qui raconte avec brio une vie étrange et des moments de l'histoire d'un peuple.
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Une histoire pas simple, confuse et embrouillée, mais pas inintéressante.
Agnès, alias le père Damien, à près de cent ans, nous raconte sa vie plus qu'originale.
Dans le Dakota, il écrit des tas de lettres au pape, sur les étranges comportements des indiens métissés dont il a la charge, fait de nombreux rapports, détaille comment il a usurpé l'identité d'un prêtre.
Pas facile de s'y retrouver dans tous les personnages, malgré l'arbre généalogique pas évident lui-même.
Cette histoire semble intemporelle. Difficile d'imaginer qu'elle se passe jusqu'en 1996.
Si je l'ai lue avec plaisir, j'avoue avoir été parfois un peu lassée et avoir survolé quelques passages, ce qui évidemment ne m'a pas aidé à clarifier certaines situations.
En bref, je ne suis pas mécontente de l'avoir terminé tout en étant contente de l'avoir lu.
Un peu contradictoire, non ?
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Voici un livre qui, comme l'histoire qu'il raconte et les principaux personnages qu'il décrit, ne se laisse pas facilement appréhender.
Bien sûr il est question choc de culture, de croyance, il est question de racisme de sexisme, il est question d'amour et de haine, il est question de vérité et de mensonge, mais la vraie question posée n'est-elle pas : qu'est ce qui fait de nous ce que nous sommes ?
il est question de foi, puisque le roman nous fait vivre l'incroyable
expérience d'un prêtre, mais de foi en l'Homme surtout, avec ses doutes, ses renoncements, ses amours et ses démons... ses miracles.
La lecture de ce roman complexe et torturé, comme la vie peut l'être, est difficile, mais c'est un roman fascinant.
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Ma mère m'avait toujours prise dans ses bras, m'avait donné ce que je voulais, m'avait bercée, ne m'avait jamais laissée pleurer. Et pourquoi m'avait-elle appris toute cette tendresse, cet amour, si elle me poussait ensuite dans un trou ? Car c'était ce que serait l'école, et il eût mieux valu qu'elle me gifle dès le départ et m'apprenne à être coriace. Maintenant, je pleurais. Pour la première fois, je pleurais. Dans cette masse compressée d'enfants, j'étais un lambeau d'écorce de bouleau. Je flottais au fil de l'eau dans un courant bouillonnant, tournant et tourbillonnant. Je m'enfonçais. Une eau sombre jaillissait en mon centre et débordait par mes yeux.
Entre eux deux s'installa un silence agréable et pensif. L'espace autour du chariot, gris et infini, paisible et froid, ne changeait que de façon subtile au fur et à mesure qu'ils avançaient sur la route presque invisible. Suspendus dans la blancheur, ils auraient pu voyager sur place. Les roues tournaient, le chariot cahotait et tanguait, mais rien ne changeait. La campagne se déployait en une glaciale et blanche monotonie.
Les autres parurent indécis. Dans la langue ojibwé le mot n'existe pas dans le même sens - il y a l'amour par compassion, l'amour par bonté, l'amour qui est particulier aux situations ou au monde des pierres, qui sont vivantes et dénommées nos grands-mères. Il y a aussi l'amour mesquin et cupide que les Blancs appellent l'amour romantique. Cet amour du Christ, cet amour qui avait choisi Agnès et l'avait forcé à renoncer à sa nature de femme, avait forcé le père Damien à paraître sacrifier les plaisirs de la virilité, était impossible à définir en ojibwé.
La grippe espagnole fut signalée dans les journaux, que l'on achetait désormais parce que six Anishinaabeg avaient rejoint la grande guerre des chimookomanag. Les journaux signalèrent que la maladie arpentait le monde entier et travaillait dur à faucher les jeunes, les vieux, les frêles et les robustes. Sans faire de distinction dans sa course impatiente. On espéra que, le temps d'atteindre la réserve, la maladie serait fatiguée,mais non, lorsqu'elle frappa, le mal sévit avec une jeune exubérance. Descendu sur les ailes des canards, dans les os des nuages, sur les chariots de la ville et dans les poches des vieux vêtements. Il vint dans la viande et sur la peau des pommes de terre. Il s'échappa des mains qu'agitaient les marchands en signe d'adieu, et fut saupoudré de langue en langue avec les hosties de la Communion déposées par les doigts du père Damien.
Où qu'elle priât, elle devenait le centre provisoire de ces directions. Là, elle s'autorisait à tomber en morceaux. Se désintégrait en fragments de création, que Dieu ramasserait peut-être et retournerait en tous sens pour capter la lumière. Quel soulagement c'était, pendant ces instants, de n'être rien, une chose fracassée, et de n'avoir ni pensée ni espérance. Que Dieu ramasse les morceaux et les recolle ou les balaie d'un geste négligent était sans importance pour Agnès ou le père Damien.
Nous recevons l'une des plus grandes romancières américaines pour cette dernière partie de l'émission. Louise Erdrich a largement contribué au renouveau de la littérature amérindienne aux États-Unis, en explorant, loin du folklore et des clichés, la vie des communautés autochtone, dans l'Amérique d'hier et d'aujourd'hui. L'écrivaine ne compte plus ses prix reçus, notamment un Pulitzer il y a deux ans et le prix français Femina du Roman étranger 2023 cette semaine, pour son nouvel ouvrage "La sentence", aux éditions Albin Michel. Grande écrivaine, Louise Erdrich a aussi ouvert une librairie à Minneapolis, dans sa ville natale. C'est d'ailleurs dans cette librairie que, dans son roman, Tookie, une quadragénaire d'origine amérindienne est embauchée après une libération conditionnelle. Tookie s'épanouit dans son travail, avant qu'un esprit ne vienne hanté les rayonnages de son lieu de travail et la confronte à ses démons, dans une ville qui fera bientôt face à la mort de George Floyd et des manifestations qui en découleront, alors qu'une pandémie frappe le monde entier... Une histoire qui fait directement référence aux fantômes de l'Amérique: le racisme, l'intolérance et les injustices.
Retrouvez l'intégralité de l'interview ci-dessous : https://www.france.tv/france-5/la-grande-librairie/
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