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EAN : 9782213638348
247 pages
Fayard (01/10/2009)
4.12/5   532 notes
Résumé :
Après la mort de son père, Didier Eribon retrouve son milieu d’origine avec lequel il avait plus ou moins rompu trente ans auparavant. Il décide alors de se plonger dans son passé. S’attachant à retracer l’histoire de sa famille et la vie de ses parents et grands-parents, évoquant le monde ouvrier de son enfance, restituant son parcours d’ascension sociale, il mêle à chaque étape de son récit les éléments d’une réflexion sur les classes, le système scolaire, la fabr... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (67) Voir plus Ajouter une critique
4,12

sur 532 notes
Didier Eribon est philosophe et sociologue. Cet ouvrage est celui d'un parcours, de ceux pour lesquels on ne parierait pas un kopeck quand on connaît le milieu dont il est issu.


Fils d'un ouvrier, et d'une femme de ménage, son parcours scolaire est très atypique, à l'aune de ce qui se pratique dans sa famille. Il fait partie des rares qui échappent, mais pas complètement, à la sélection liée, non aux mérites et aux capacités, mais à l'origine sociale. Et l'auteur insiste sur le fait que cette sélection n'est pas réservée aux années collège et lycée. Une fois passé le Rubicon du baccalauréat, les filières efficaces sont l'apanage d'une élite informée, qui n'ira pas perdre son temps sur les bancs d'une université qui n'est une aporie.

Cette situation hors norme au sein de sa famille le conduit à un rejet, et ce d'autant qu'il est homosexuel, ce qui est une infamie pour ses parents, et l'on imagine la jeunesse de l'auteur visé et atteint à chaque plaisanterie ou insulte à l'égard de « gens comme lui ».

Un parcours douloureux donc, et un ressenti qui n'est pas sans rappeler ce qu'Annie Ernaux a pu partager dans ses écrits, auteur d'ailleurs citée à plusieurs reprises.

On retrouve aussi ce sentiment d'équilibre instable entre deux mondes, volontairement à l'écart de sa famille, mais avec l'impression tenace de ne pas être accepté dans son nouvel environnement, qui pourtant le comble dans son désir de connaissances. C'est la même chose pour ceux dont la famille a du quitter ses terres d'origine, et qui deviennent étrangers à vie que ce soit sur la terre d'accueil ou sur celle qu'ils ont quittée.

Double question de l'identité sociale et sexuelle, sur le modèle d'une auto-analyse sincère.

Lien : https://kittylamouette.blogs..
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Tout est-il bon dans l'Eribon ?

Ce que j'ai aimé :
- Un style d'écriture.
- Une certaine sincérité de ton.
- Une lucidité intelligente.
- Une confession émouvante parfois, inspirée par celles de Annie Ernaux.

Ce que je n'ai pas aimé :
- Un constat (de sociologue) implacable, froid et clinique, sans générosité à l'endroit de sa famille - que n'a-t-il été touché par le sourire de l'ange...
- Une attaque en règle contre la personne et l'oeuvre de Raymond Aron qu'il éreinte à l'envi ("aversion contre l'homme", "prose sans relief et sans éclat d'un professeur superficiel" à qui il reproche même la non perception d'une enfance bourgeoise, comme ne l'est pas celle "d'être Blanc ou hétérosexuel". Toujours gênant lorsque l'on se vante à plusieurs reprises d'avoir été (d'être ?) trotskiste. Vaut-il mieux ,encore aujourd'hui, avoir tort avec Eribon que raison avec Aron ?
- Un accent sentencieux, suffisant voire prétentieux : cet humble monsieur qui s'attache à "développer sa propre oeuvre" ne s'abaisserait pas à "adresser la parole ou serrer la main à quelqu'un qui vote pour le Front national".
- Une espèce de complexe de classe persistant, en dépit d'une reconnaissance universitaire internationale ; c'est ainsi qu'il moque l'air entendu des castes qui fréquentent l'opéra ou s'aventurent dans les galeries d'art.
- Une homosexualité soulignée de façon omniprésente, vécue comme un long martyrologe, plainte constante d'une persécution continuelle par la société ; comme si la vie affective et sexuelle du mâle hétéro de base ne s'apparentait souvent au parcours du combattant ou à la solitude du coureur de fond.

A cause de tous ces préjugés, je mets généreusement 3/5 à cette (auto) copie.
Je précise cependant que colorier des étoiles n'est pas un jugement arrogant ou présomptueux, c'est un peu la règle du jeu de notre compagnonnage, exprimer, humblement, un ressenti fait d'émotions esthétiques, intellectuelles, sentimentales.
En quelque sorte, pour causer genre Eribon, une autre forme de "subjectivation".
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Si Didier Eribon a quitté Reims pour Paris à vingt ans, il s'est surtout déraciné de manière plutôt violente, un exil de trente cinq ans sans nouvelles ou presque pour vivre son homosexualité et son émancipation culturelle dans la philosophie. De retour à Reims à la mort de son père, il revisite son passé à l'aune de ses origines populaires, aborde comment il a résisté au déterminisme social pour devenir un transfuge de classe, intellectuel philosophe et sociologue averti, qui décrit aujourd'hui avec minutie et expertise sociologique le milieu ouvrier des années d'après-guerre, sa soumission de classe et son ethos. La construction de soi, sociale, culturelle, sexuelle ou politique, tout cela a cheminé chez l'auteur par des sentiers encore plus ardus qu'à l'ordinaire : il a fallu du côté de sa sexualité qu'il devienne celui qu'il était, quand du côté social il a du refuser ce qu'il devait être.
Un livre passionnant, qui se réfère tour à tour à Bourdieu, Sartre, Ernaux, Wideman, Genet ou Foucault entre autres, qui peut inviter le lecteur concerné ou curieux à continuer avec l'auteur lui-même, ou avec les autres. En ce qui me concerne ce serait plutôt Bourdieu (si j'en ai le courage).

« Une guerre se mène contre les dominés, et l'École en est donc l'un de ses champs de bataille. Les enseignants font de leur mieux ! Mais ils ne peuvent rien, ou si peu, contre les forces irrésistibles de l'ordre social, qui agissent à la fois souterrainement et au vu de tous, et qui s'imposent envers et contre tout. »
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Je me suis aventuré dans ce livre par erreur en n'ayant pas regardé auparavant de quoi il retournait, je croyais me trouver face à un roman et suis tombé sur un essai sociologique et autobiographique. C'est à mille lieues de ce que je peux lire habituellement et je n'aurais sans doute pas franchi le pas volontairement.
Néanmoins, je suis très content de cette erreur car j'ai beaucoup apprécié ce livre. Didier Eribon retrace son parcours et celui de sa famille, la maladie de son père lui permettant de reprendre contact et de rendre visite à sa mère, retour à une vie et une famille desquelles il s'était volontairement éloigné depuis plusieurs dizaines d'années.
L'auteur nous explique comment il n'a eu de cesse de rejeter ce milieu familial dans lequel il était né, de changer de classe sociale malgré toutes les difficultés qu'érigent notre société. Son but: échapper à ce qu'il aurait dû devenir, tourner le dos à un destin tout tracé, revendiquer sa différence et affirmer son homosexualité et la vivre pleinement.
J'ai particulièrement apprécié la description des conditions de vie dans les années 50 et 60 que j'ai trouvé très intéressante ainsi que l'explication de la transformation du paysage politique français et le déplacement du vote ouvrier historiquement à gauche vers l'extrême droite.
J'ai moins aimé les parties traitant de la philosophie proprement dite n'ayant pas les bases pour en comprendre pleinement le sens.
Mais ce texte reste à la portée de tous, il suffit d'avoir la curiosité et l'envie de le découvrir.
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Longtemps, ce ne fut pour moi qu'un nom. Mes parents s'étaient installés dans ce village à une époque où je n'allais plus les voir. de temps à autre, au cours de mes voyages à l'étranger, je leur envoyais une carte postale, ultime effort pour maintenir un lien que je souhaitais le plus ténu possible. En écrivant l'adresse, je me demandais à quoi ressemblait l'endroit où ils habitaient. Je ne poussais jamais plus loin la curiosité. Lorsque je lui parlais au téléphone, une ou deux fois par trimestre, souvent moins, ma mère me demandait : « Quand viens-tu nous voir ? » J'éludais, prétextant que j'étais très occupé, et lui promettais de venir bientôt. Mais je n'en avais pas l'intention. J'avais fui ma famille et n'éprouvais aucune envie de la retrouver. »



Ainsi commence « Retour à Reims » le bestseller sociologique de Didier Eribon. L'auteur, philosophe et sociologue, replonge dans son passé et dans le milieu ouvrier dans lequel il a été élevé. Gay dans un monde homophobe, il n'a pas eu d'autre choix que de quitter Reims pour étudier à Paris.

Intellectuel reconnu qui a beaucoup écrit sur la question et l'identité homosexuelle, se vivant comme un transfuge de classe, Didier Eribon se penche sur son identité sociale. « Retour à Reims » est un récit autobiographique poignant, un récit familial intime qui décrit avec précision les mécanismes de la domination et sa reproduction de génération en génération. Dans ce retour dans ce que l'on appelle « la France moche », à la mort de son père, le sociologue interroge son refus d'avoir été un fils d'ouvrier.

Un grand texte politique avec ce retour sur quarante années dans un monde de plus en plus ultralibéral qui a vu le basculement des votes communistes vers le FN.

Lien : http://www.baz-art.org/archi..
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Citations et extraits (190) Voir plus Ajouter une citation
Elle vivait avec un autre homme, que j’ai toujours appelé « mon grand-père » -la famille réelle et la famille biologique, sans même parler de la famille juridique, coïcident moins souvent qu’on ne le croit, et les « familles recomposées » n’ont pas attendu les années 1990 pour exister. Dans ce monde ouvrier, les structures conjugales et familiales étaient, depuis fort longtemps –pour le meilleur et pour le pire- marquées par la complexité, la multiplicité, les ruptures, les choix successifs, les réorganisations, etc. (avec des couples vivant « à la colle », des enfants de « plusieurs lits », des hommes et des femmes mariés habitant, chacun de leur côté, avec d’autres femmes et d’autres hommes sans être divorcés...). Ma grand-mère et son nouveau compagnon ne se marièrent jamais. Er même, ma grand-mère ne divorça jamais de celui qu’elle avait épousé en 1946 et qui n’est mort que dans les années 1970 ou 1980, mais qu’elle ne voyait plus depuis longtemps déjà. Quand j’étais adolescent, et bien plus tard encore, j’avais honte de cette situation familiale un peu « trouble » : je mentais sur l’âge de ma grand-mère et de ma mère, pour qu’on ne puisse pas calculer que ma mère était née quand la sienne avait 17 ans ; je parlais comme si celui que j’appelais mon grand-père était le deuxième mari de ma grand-mère... L’ordre social exerce son emprise sur tous. Et ceux qui aiment que tout soit « réglé », plein de « sens » et de « repères » peuvent compter sur cette adhésion à la norme inscrite dès la prime enfance au plus profond de nos consciences par l’apprentissage du monde social et sur la gêne -la honte- que l’on ressent lorsque le milieu social dans lequel on évolue contrevient à cette belle ordonnance juridique et politique, représentée par toute la culture environnante à la fois comme la seule réalité vivable et comme l’idéal à atteindre, même si cette norme familiale -cette famille normative- ne correspond en rien aux vies réelles. Sans doute les sentiments de dégoût que m’inspirent aujourd’hui ceux et celles qui essaient d’imposer leur définition de ce qu’est un couple, de ce qu’est une famille, de la légitimité sociale et juridique reconnue aux uns et refusée aux autres, etc., et qui invoquent des modèles qui n’ont jamais existé que dans leur imagination conservatrice et autoritaire, doivent-ils beaucoup de leur intensité à ce passé où les formes alternatives étaient voués à être vécus dans la conscience de soi comme déviantes et a-normales, et donc inférieures et honteuses. Ce qui explique sans doute pourquoi je me méfie tout autant des injonctions à l’a-normalité qui nous sont adressés par les tenants –très normatifs également, au fond- d’une non-normativité érigée en « subversion » prescrite, tant j’ai pu constater au cours de ma vie à quel point normalité et a-normalité étaient des réalités à la fois relatives, relationnelles, mobiles, contextuelles, imbriquées l’une dans l’autre, toujours partielles... et à quel point aussi l’illégitimité sociale pouvait produire des ravages psychiques chez ceux qui la vivent dans l’inquiétude ou la douleur, et engendrer dès lors une aspiration profonde à entrer dans l’espace du légitime et du « normal » (la force des institutions tenant en grande partie de cette désirabilité1).
1. C’est peut-être ce qui explique que des mœurs souples et mobiles puissent coexister, dans les classes populaires, avec une morale plutôt rigoriste. Et c’est ce mélange de plasticité dans les pratiques et de rigidité dans l’idéologie qui rend très sensible au commérage, aux ragots, au qu’en-dira-t-on.
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Il est donc vain de vouloir opposer le changement ou la "capacité d'action" aux déterminismes et à la force autoreproductrice de l'ordre social et des normes sexuelles, ou une pensée de la "liberté" à une pensée de la "reproduction"... puisque ces dimensions sont inextricablement liées et relationnellement imbriquées. Tenir compte des déterminismes ne revient pas à affirmer que rien ne peut changer. Mais que les effets de l'activité hérétique qui met en question l'orthodoxie et la répétition de celle-ci ne peuvent être que limités et relatifs : la "subversion" absolue n'existe pas, pas plus que l'"émancipation" ; on subvertit quelque chose à un moment donné, on se déplace quelque peu, on accomplit un geste d'écart, un pas de côté. Pour le dire en termes foucaldiens : il ne faut pas rêver d'un impossible "affranchissement", tout au plus peut-on franchir quelques frontières instituées par l'histoire et qui enserrent nos existences.

Capitale fut donc pour moi la phrase de Sartre dans son livre sur Genet : " L'important n'est pas ce qu'on fait de nous, mais ce que nous faisons nous-mêmes de ce qu'on a fait de nous. " Elle constitua vite le principe de mon existence. Le principe d'une ascèse : d'un travail de soi sur soi.
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Quand je la vois aujourd'hui, le corps perclus de douleurs liées à la dureté des tâches qu'elle avait dû accomplir pendant près de quinze ans, debout devant une chaîne de montage où il lui fallait accrocher des couvercles à des bocaux de verre, avec le droit de se faire remplacer dix minutes le matin et dix minutes l'après-midi pour aller aux toilettes, je suis frappé par ce que signifie concrètement, physiquement, l'inégalité sociale. Et même ce mot d"'inégalité" m'apparaît comme un euphémisme qui déréalise ce dont il s'agit : la violence nue de l'exploitation. Un corps d'ouvrière, quand il vieillit, montre à tous les regards ce qu'est la vérité de l'existence des classes. Le rythme de travail était à peine imaginable dans cette usine, comme dans toute usine d'ailleurs : un contrôleur avait un jour chronométré une ouvrière pendant quelques minutes, et cela avait déterminé le nombre minimum de bocaux à "faire" par heure. C'était déjà extravagant, quasi inhumain. Mais comme une bonne partie de leur salaire se composait de primes dont l'obtention était liée au total quotidien, ma mère m'a indiqué qu'elle-même et ses collègues parvenaient à doubler ce qui était requis. Le soir, elle rentrait chez elle fourbue, "lessivée", comme elle disait, mais contente d'avoir gagné dans sa journée ce qui nous permettrait de vivre décemment.
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On éprouve donc dans sa chair l’appartenance de classe lorsqu’on est enfant d’ouvrier. Quand j’écrivais mon livre sur la révolution conservatrice, je pris à la bibliothèque quelques volumes de Raymond Aron, puisque c’est de lui que se réclamèrent – fort logiquement d’ailleurs – les idéologues qui tentèrent, au cours des années 1980 et 1990, d’imposer l’hégémonie d’une pensée de droite dans la vie intellectuelle française. En parcourant quelques échantillons de la prose sans relief et sans éclat de ce professeur sentencieux et superficiel, je suis tombé sur cette phrase : « Si j’essaie de me souvenir de ma “conscience de classe” avant mon éducation sociologique, je n’y parviens qu’à peine sans que l’intervalle des années me paraisse cause de l’indistinction de l’objet ; autrement dit, il ne me semble pas démontré que chaque membre d’une société moderne ait conscience d’appartenir à un groupe nettement défini, interne à la société globale et baptisé classe. La réalité objective des groupes stratifiés est incontestable, celle des classes conscientes d’elles-mêmes ne l’est pas. »

Il me semble surtout incontestable que cette absence du sentiment d’appartenir à une classe caractérise les enfances bourgeoises. Les dominants ne perçoivent pas qu’ils sont inscrits dans un monde particulier, situé (de la même manière qu’un Blanc n’a pas conscience d’être blanc, un hétérosexuel d’être hétérosexuel). Dès lors, cette remarque apparaît pour ce qu’elle est : un aveu naïf proféré par un privilégié qui croit qu’il fait de la sociologie quand il ne décrit rien d’autre que son statut social. Je n’ai rencontré ce personnage qu’une seule fois dans ma vie. Il m’inspira une aversion immédiate. J’exécrai, à l’instant même où je le vis, son sourire patelin, sa voix doucereuse, cette façon d’afficher son caractère posé et rationnel, tout ce qui au fond n’exprimait rien d’autre que son ethos bourgeois de la bienséance et de la modération idéologique (alors que ses écrits sont empreints d’une violence que ne manqueraient pas de percevoir ceux contre qui elle s’exerce, s’il leur arrivait d’en prendre connaissance : il suffit de lire, entre autres, ce qu’il écrivait des grèves ouvrières dans les années 1950 ! On a parlé de sa lucidité parce qu’il avait été anticommuniste quand d’autres s’égaraient dans le soutien à l’Union soviétique. Mais non ! Il était anticommuniste par haine du mouvement ouvrier et il s’était constitué comme le défenseur idéologique et politique de l’ordre bourgeois contre tout ce qui pouvait ressortir aux aspirations et mobilisations des classes populaires. Sa plume, au fond, était mercenaire : un soldat enrôlé au service des dominants et de leur domination. Sartre eut mille fois raison de l’insulter en Mai 68. Il le méritait amplement. Saluons la grandeur de Sartre, qui osa rompre avec les règles imposées de la « discussion » académique – elles favorisent toujours l’orthodoxie, qui peut s’appuyer sur l’« évidence » et le « bon sens », contre l’hétérodoxie et la pensée critique – quand il devint important d’« insulter les insulteurs », comme nous y invite une belle formule de Genet qu’on ne devrait jamais oublier de prendre pour devise).

Pour ce qui me concerne, j’ai toujours éprouvé au plus profond de moi-même le sentiment d’appartenir à une classe. Ce qui ne signifie pas l’appartenance à une classe consciente d’elle-même. On peut avoir conscience d’appartenir à une classe sans que cette classe ait conscience d’elle-même en tant que classe, ni en tant que « groupe nettement défini ». Mais un groupe dont la réalité est malgré tout éprouvée dans les situations concrètes de la vie quotidienne. Par exemple, quand ma mère nous emmenait, mon frère et moi, les jours où nous n’avions pas école, chez les gens qui l’employaient comme femme de ménage. Pendant qu’elle travaillait, nous restions dans la cuisine, et nous entendions sa patronne lui demander d’accomplir telle ou telle tâche, lui adresser compliments et reproches (un jour, lui disant : « Je suis très déçue ; on ne peut pas vous faire confiance », et ma mère arrivant en larmes dans la cuisine, où nous étions effarés de la voir dans un tel état. Et le dégoût que j’éprouve encore, quand j’y repense – ah ! ce ton de voix ! –, pour ce monde où l’on humilie comme on respire, et la haine que j’ai conservée de cette époque pour les rapports de pouvoir et les relations hiérarchiques). J’imagine que, chez Raymond Aron, il y avait une femme de ménage, et que, en sa présence, il ne lui vint jamais à l’esprit qu’elle avait, elle, « conscience d’appartenir à un groupe social » qui n’était pas le sien, lui qui apprenait sans doute à jouer au tennis pendant qu’elle repassait ses chemises et lavait le sol de la salle de bains sous les ordres de sa mère, lui qui se préparait aux études longues et aux filières prestigieuses quand ses enfants à elle, au même âge, se préparaient à entrer en usine, ou y étaient déjà entrés. Quand je vois des photos de lui dans sa jeunesse, de sa famille, c’est le monde bourgeois qui s’y montre dans toute sa satisfaction de soi (une satisfaction consciente d’elle-même, à n’en pas douter). Et il ne s’en aperçut pas ? Même rétrospectivement ? Quel sociologue !
Le goût pour l'art s'apprend. Je l'appris. Cela fit partie de la rééducation quasi complète de moi-même qu'il me fallut accomplir pour entrer dans un autre monde, une autre classe sociale- et pour mettre à distance celui, celle d'où je venais.(...) Combien de fois, au cours de ma vie ultérieure de personne "cultivée", ai-je constaté en visitant une exposition ou en assistant à un concert ou à une représentation à l'opéra à quel point les gens qui s'adonnent aux pratiques culturelles les plus "hautes" semblent tirer de ces activités une sorte de contentement de soi et un sentiment de supériorité en lisant le discret sourire ont ils ne se départent jamais, dans le maintien de leur corps, dans leur manière de parler en connaisseurs, d'afficher leur aisance...tout cela exprimant la joie sociale de correspondre à ce qu'il convient d'être, d'appartenir au monde privilégié de ceux qui peuvent se flatter de goûter les arts "raffinés". Cela m'intimida toujours, mais j'essayai néanmoins de leur ressembler, d'agir comme si j'étais né comme eux, de manifester la même décontraction qu'eux dans la situation esthétique. (p.107-108)
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Vidéo de Didier Eribon
Didier Eribon est de retour quatorze ans après la sortie de son grand succès, Retour à Reims, dans lequel il revenait dans sa ville natale suite à la mort de son père.  Il présente, sur le plateau de la grande librairie, Vie, vieillesse et mort d'une femme du peuple, sorti le 10 mai 2023 aux éditions Flammarion.  Un ouvrage dans lequel il revient sur le traitement de nos aînés dans les maisons de retraite, à travers sa propre expérience, et le placement de sa mère, qui a vu son état de santé se dégrader rapidement quelques mois seulement après son entrée, l'obligeant, avec ses frères, à placer sa mère dans un établissement médicalisé après qu'elle ait perdu son autonomie physique et cognitive.  Dans ce livre à la fois autobiographique mais aussi sociétal, il analyse le déclin de sa mère, le forçant alors à réfléchir sur la vieillesse, sur la maladie, et également sur les rapports que l'on peut avoir avec les personnes âges avec ces questions fondamentales : comment pourraient se mobiliser des personnes qui n'ont plus de mobilité ni de capacité à prendre la parole et donc à dire « nous » ? Les personnes âgées peuvent-elles parler si personne ne parle pour elles, pour faire entendre leur voix ?
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