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Citations sur La femme gelée (196)

Obscurément, en ces occasions, je sentais avec malaise que ma mère n'était pas une vraie mère, c'est-à-dire comme les autres. Ni pleureuse ni nourricière, encore moins ménagère, je ne rencontrais pas beaucoup de ses traits dans le portrait-robot fourni par la maîtresse. Ce dévouement silencieux, ce perpétuel sourire, et cet effacement devant le chef de famille, quel étonnement, quel incrédulité, pas encore trop de gêne, de ne pas en découvrir trace en ma mère, Et si la maîtresse savait qu'elle dit des gros mots, que les lits ne sont pas faits de la journée quelquefois et qu'elle flanque dehors les clients qui ont trop bu. Tellement agaçante en plus la maîtresse à susurrer « votre mââman », chez moi et dans tout le quartier, on disait « moman ». Grosse différence. Ce mââman-là s'applique à d'autres mères que la mienne. Pas celles que je connais bien de ma famille ou du quartier, toujours à râler dur, se plaindre que ça coûte cher les enfants, distribuer des pêches à droite et à gauche pour avoir le dessus, incroyable ce qu'elles manquent du « rayonnement intérieur » attribué par la maîtresse aux mââmans. Mais celles, distinguées, pomponnées, aux gestes mesurés, que je vois à la sortie de l'école quand mon père m'attend près de son vélo. Ou celles qu'on appelle dans l'Echo de la mode des « maîtresses de maison », qui mijotent de bons petits plats dans des intérieurs coquets, dont les maris sont dans des bureaux. La vraie mère, c'était lié pour moi à un mode de vie qui n'était pas le mien.

Pages 49-60, Folio, 2018.
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La mocheté du réel, on la taisait, les humiliations de fille ça se garde comme si on était fautives, qu'on l'ait méritée, l'humiliation, qu'on soit responsables de tout, des dépucelages manqués, des nuits incertaines, est-ce que ça s'appelle coucher ça, de leur grossièreté à eux. Des litotes honteuses tout au plus : « Si tu savais ce qu'il m'a proposé. » Parfois le souffle d'histoires effrayantes passe sur nous, Michelle la rousse, celle qu'on voyait toujours avec Machin, suicidée aux barbituriques, et Jeannette, un seau de sang, ça aurait été des jumeaux, on ne se lasse pas des détails chuchotés, avec de l'eau savonneuse. La fatalité. L'homme, libre, salaud, indifférent, comme ça lui chante, nous étions toutes d'accord.

Page 116, Folio, 2018.
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Organiser, le beau verbe à l’usage des femmes, tous les magazines regorgent de conseils, gagnez du temps, faites ci et ça, ma belle-mère, si j’étais vous pour aller plus vite, des trucs en réalité pour se farcir le plus de boulots possible en un minimum de temps sans douleur ni déprime parce que ça gênerait les autres autour.
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Violentes, rouges, aux lèvres et aux pommettes, continuellement pressées, il me semble les avoir toujours vues en train de trisser, à peine le temps de stopper sur le trottoir, serrer contre elles leur sac à provisions pour se baisser et m'embrasser sec avec un sonore, qu'est-ce que tu deviens la fille ? Pas de débordement de tendresse non plus, pas de ces bouches en cul de poule, petits yeux voilés de cajolerie pour s'adresser aux enfants. Des femmes un peu raides, brutales, aux colères éclatantes de gros mots et qui, à la fin des repas de famille, aux communions, pleurent de rire dans leur serviette. Ma tante Madeleine en montrait même le fond plissé de sa culotte rose. Je ne me souviens pas d'une seule le tricot à la main ou piétinant devant des sauces, elles sortaient de leur buffet les assortiments de charcuterie et la pyramide de papier blanc du pâtissier tachée de crème. La poussière, le rangement, elles s'en battaient l'œil, s'excusaient tout de même, pour la forme, « faites pas attention à la maison », disaient elles. Pas des femmes d'intérieur, rien que des femmes du dehors.

Pages 14-15, Folio, 2018.
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Elle (ma mère) me disait, les yeux brillants, « c’est bien d’avoir de l’imagination », elle préférait me voir lire, parler toute seule dans mes jeux, écrire des histoires dans mes cahiers de classe de l’année d’avant plutôt que ranger ma chambre et broder interminablement un napperon. Et je me souviens de ces lectures qu’elle a favorisées comme d’une ouverture sur le monde.
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Plus que ma grand mère, mes tantes, images épisodiques, il y a celle qui les dépasse de cent coudées, la femme blanche dont la voix résonne en moi, qui m'enveloppe, ma mère. Comment à vivre auprès d'elle, ne serais-je pas persuadée qu'il est glorieux d'être une femme, même que les femmes sont supérieures aux hommes.
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Elle me disait, les yeux brillants "c'est bien d'avoir de l'imagination", elle préférait me voir lire, parler toute seule dans mes jeux, écrire des histoires dans mes cahiers de classe de l'année d'avant plutôt que ranger ma chambre et broder interminablement un napperon. Et je me souviens de ces lectures qu'elle a favorisées comme d'une ouverture sur le monde.
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Prof, le mot qui ploufe comme un caillou dans une flaque, femmes victorieuses, reines des classes, adorées ou haïes, jamais insignifiantes, je ne me pose pas encore la question de savoir à laquelle je ressemblerai. Dans les gradins, sur mon banc à mi-hauteur, je palpite surtout devant ma vie nouvelle. L'aventure, ma chance, ma liberté. Ne pas démériter.
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Mais les signes de ce qui m'attendait réellement, je les ai tous négligés. Je travaille mon diplôme sur le surréalisme à la bibliothèque de Rouen, je sors, je traverse le square Verdrel, il fait doux, les cygnes du bassin ont reparu, et d'un seul coup j'ai conscience que je suis en train de vivre peut-être mes dernières semaines de fille seule, libre d'aller où je veux, de ne pas manger ce midi, de travailler dans ma chambre sans être dérangée. Je vais perdre définitivement la solitude. Peut-on s'isoler facilement dans un petit meublé, à deux. Et il voudra manger ses deux repas par jour. Toutes sortes d'images me traversent. Une vie pas drôle finalement. Mais je refoule, j'ai honte, ce sont des idées de fille unique, égocentrique, soucieuse de sa petite personne, mal élevée au fond. Un jour, il a du travail, il est fatigué, si on mangeait dans la chambre au lieu d'aller au restau. Six heures du soir cours Victor-Hugo, des femmes se précipitent aux Docks, en face du Montaigne, prennent ci et ça sans hésitation, comme si elles avaient dans la tête toute la programmation du repas de ce soir, de demain peut-être, pour quatre personnes ou plus aux goûts différents. Comment font-elles ? [...] Je n'y arriverai jamais. Je n'en veux pas de cette vie rythmée par les achats, la cuisine. Pourquoi n'est-il pas venu avec moi au supermarché. J'ai fini par acheter des quiches lorraines, du fromage, des poires. Il était en train d'écouter de la musique. Il a tout déballé avec un plaisir de gamin. Les poires étaient blettes au coeur, "tu t'es fait entuber". Je le hais. Je ne me marierai pas. Le lendemain, nous sommes retournés au restau universitaire, j'ai oublié. Toutes les craintes, les pressentiments, je les ai étouffés. Sublimés. D'accord, quand on vivra ensemble, je n'aurai plus autant de liberté, de loisirs, il y aura des courses, de la cuisine, du ménage, un peu. Et alors, tu renâcles petit cheval tu n'es pas courageuse, des tas de filles réussissent à tout "concilier", sourire aux lèvres, n'en font pas un drame comme toi. Au contraire, elles existent vraiment. Je me persuade qu'en me mariant je serai libérée de ce moi qui tourne en rond, se pose des questions, un moi inutile. Que j'atteindrai l'équilibre. L'homme, l'épaule solide, anti-métaphysique, dissipateur d'idées tourmentantes, qu'elle se marie donc ça la calmera, tes boutons même disparaîtront, je ris forcément, obscurément j'y crois. Mariage, "accomplissement", je marche. Quelquefois je songe qu'il est égoïste et qu'il ne s'intéresse guère à ce que je fais, moi je lis ses livres de sociologie, jamais il n'ouvre les miens, Breton ou Aragon. Alors la sagesse des femmes vient à mon secours : "Tous les hommes sont égoïstes." Mais aussi les principes moraux : "Accepter l'autre dans son altérité", tous les langages peuvent se rejoindre quand on veut.
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Parmi toutes les raisons que j'avais de vouloir grandir il y avait celle d'avoir le droit de lire tous les livres.
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