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Critique de sylvie


Le premier livre que j'ai lu d'Annie Ernaux est "La Place".
Cette lecture m'avait bouleversée, sans doute par quelque effet de miroir que les livres de cette auteur ne manquent jamais de nous tendre.
Pourtant, elle ne cherche pas à émouvoir son lecteur, au contraire, son travail se caractérise par une sorte de mise à plat des faits et des situations hors contexte affectif.
Écrivain, elle met l'émotion à distance, elle la bride, elle la tient tellement en respect qu'elle l'efface. Elle se force à dire la vie sans émois...
Et elle y va de sa magistrale "écriture blanche", "plate", "au couteau", et elle me bouleverse... et elle m'impressionne...
Parce que c'est sans concessions, sans faux fuyant, sans mensonges.
C'est un travail de forçat et d'ascète. Une ligne et une méthode tenue jusqu'au bout sans défaillir.
Dans ce premier livre lu d'elle (et c'est un hasard bienvenu) cette forme de travail était déjà en marche pour aboutir semble-t-il à l'oeuvre d'une vie qui s'appelle "Les Années".
Annie Ernaux est la reine du paradoxe et si elle était une figure de style, elle serait un Oxymoron.
Ce livre qui ne parle que d'elle est un miroir sans tain dans lequel elle s'efface comme pour mieux nous révéler à nous mêmes.
C'est une autobiographie impersonnelle, une forme donnée à une prochaine absence/disparition, un abîme mis à plat.
Il tente d'approcher la profondeur du temps dans la linéarité chronologique.
C'est un récit de vie sans "vécu" et qui fait abstraction de l'affect, ne se concentrant que sur la description des choses, du monde comme il va.
Ce texte a l'ambition de rendre palpable l'histoire sociale d'une époque en la passant au tamis d'un "je" omniprésent et qui semble pourtant constamment nié.
C'est une histoire individuelle écrite à la troisième personne du singulier et la première personne du pluriel.
Elle et nous sont Annie Ernaux.
Elle ,c'est celle qui est sur les douze photos décrites et soigneusement choisies pour nous faire passer de décennie en décennie.
Ce n'est déjà plus Annie Ernaux et ce ne le sera jamais plus.
C'est à partir d'objets qui produisent du paradoxe que ce texte est construit : des photographies du sujet qui est en train de s'écrire et qui d'un même mouvement en posent l'absence et la présence passée...
Rajoutons à cela que ces images ne nous sont pas montrées, mais dévoilées par le texte.
Consciencieusement et courageusement l'auteur les décrit en y cherchant sans relâche le "punctum "que Barthes explique dans "La chambre claire".
Elle traque la “blessure”, la “piqûre”, “la marque faite par un instrument pointu”. “Le punctum d'une photo c'est ce hasard en elle qui me point (mais aussi me meurtrit, me poigne)”.
Par ce travail remarquable que j'imagine douloureux, s'ouvre la mémoire, les réminiscences, les images et les sons d'une époque et petit à petit, par le jeu de la lecture et de nos propres souvenirs, le ELLE se transforme en NOUS... C'est presque magique, toujours extrêmement troublant !
Chacune de ces photos sont comme des portes pour la mémoire individuelle de l'auteur qui trace le chemin. Ce passé singulier devient collectif à la lecture, parce c'est un fait, nous nous reconnaissons tous en passant par ces portes.
Suivant celle que nous prenons, en fonction de notre génération, nous plongeons dans des souvenirs virevoltants, et toutes les autres font échos à un passé proche ou lointain de gens connus, parents, grands parents ou autres, qui nous a été plus ou moins transmis...
L'image qui symbolise la quête d'une forme pour son travail, Annie Ernaux nous la propose, et voici ce qu'elle en dit :
"...le tableau de Dorothea Tanning, Anniversaire, qu'elle peignit juste après sa rencontre avec Max Ernst. Il est également en creux dans mon livre. Ce tableau représente une femme presque nue et, derrière elle, des portes à l'infini. Cette oeuvre m'accompagne depuis que je l'ai vue lorsque je préparais mon diplôme sur «La femme et l'amour dans le surréalisme».
J'ai été prise dans les filets de ce récit époustouflant, qui en quelques 241 pages nous fait vivre par le menu soixante années en réussissant l'exploit de faire resurgir en nous des images qui sont les nôtres.
Assez brutalement, elle nous fait toucher du doigt notre grégarité et notre contingence.
Ce travail exceptionnel dans sa forme et courageux dans son engagement force l'admiration.
J'avais fini "La Place" la gorge nouée et les larmes aux yeux, j'ai terminé les "Années", admirative et envahie d'une grande tristesse.
Ce texte est nimbé d'une grande douleur qui ne se dit pas, les larmes sont ravalées, les rêves n'affleurent pas, l'amour ne s'y raconte pas, et du coup, la pilule est bien amère.
Annie Ernaux a l'art de toucher là où ça fait mal, et on ne lui en veut pas.
On a même envie de lui dire merci !
des liens et des images sur le blog
Lien : http://sylvie-lectures.blogs..
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