AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Antyryia



- Alors docteur, vous avez pu établir un diagnostic ?
C'est la dixième psychiatre que je vois cette semaine ( "Ne cherchez pas, le trou de la sécu c'est moi." ) et elle me paraît très compétente.
- Plusieurs diagnostiques en réalité. Vous êtes bipolaire, schizophrène, paranoïaque, dépressif, vous souffrez d'un grand manque de confiance en vous. Votre sensibilité est exacerbée, mais au moins vous assumez parfaitement votre côté féminin.
- J'en ai assez entendu ! répondis-je en me relevant, offusqué, reprenant mon sac à main. Particulièrement énervé, j'émaille mes collants qui se sont accrochés à une aspérité de la chaise.
- Attendez un petit instant encore s'il vous plaît. Je vais vous faire une ordonnance.
Ca me rappelle un titre de Barbara Abel, le bonheur sur ordonnance.
Elle me tend le document pour la pharmacie. Anxiolytiques, régulateurs d'humeur, somnifères, anti-dépresseurs, et une dizaine d'autres dont j'ignore la fonction.
- En fonction de la façon dont vous réagissez, on augmentera les doses la prochaine fois si c'est nécessaire. Et pour finir je vous encourage fortement à lire ce court roman de JM Erre, le bonheur est au fond du couloir à gauche. Votre vie va s'en trouver transformée, me dit-elle en me tendant le livre en question.
Ah, si pour être heureux il suffisait de lire quelques conseils, ça se saurait.

18H30. Je me rends à la pharmacie directement, à deux rues de chez moi.
Je rentre avec deux sachets de pilules pleins à ras-bord et je me fais interpeller par deux policiers.
- Monsieur, pourrions nous voir votre attestation ?
Et merde. le couvre-feu. J'ai les neurones en vrac. J'ai pas pris mes cachets encore en même temps.
- Je reviens de la pharmacie, vous voyez bien !
- Ecoutez, je ne veux pas le savoir. Vous n'avez pas respecté les consignes sanitaires et mis en danger la vie d'autrui. Donc amende de 135 €, c'est non négociable.
- Mais
- Encore un mot de votre part et je vous emmène au poste pour racolage.

Délesté de mon argent, je rentre enfin chez moi.
Dans ma boîte aux lettres un courrier de mes seuls amis, les seuls qui prennent encore souvent le temps de m'écrire pour prendre de mes nouvelles.
Les finances publiques.
Pas de mise en demeure cette fois-ci, juste ma taxe d'habitation.
Qui a doublé.
- L'argent ne fait pas le bonheur, me répétais-je à voix haute en me cognant la tête contre les murs.

J'arrive au troisième étage, où mon appartement se situe à gauche. Bon, on ne peut pas vraiment parler de couloir, c'est davantage un palier sur lequel est déposé le parapluie ouvert de ma voisine, ce qui me laisse environ dix centimètres pour passer, mais le titre du roman confié par ma psy me revient. le bonheur est au fond de ton palier à gauche. Enfin le bout du tunnel ? La solution à tous mes malaises se situerait-elle chez moi, le dernier endroit qui me serait venu à l'esprit ?
L'espoir renaît de ses cendres et je pénètre chez moi, prêt à chercher le prochain indice dans ma quête d'une joie retrouvée. Mais avant je me débarrasse de mes talons aiguilles et je prends mes cachets.
La perspective du bonheur fait naître de sacrées crises d'angoisse.

Le lendemain matin, je poursuis ma quête. J'analyse chaque pièce avec un regard nouveau. Je décide très rapidement que faire la vaisselle, nettoyer ma salle de bain ou faire du rangement ne me rendra pas plus heureux.
Quand je vois l'ampleur de la tâche je suis vite résigné. C'est trop d'émotions. Je prends un comprimé de benzodiazépine.
"J'ai été un enfant triste et un adolescent cafardeux avant de devenir un adulte neurasthénique."
Je continue à chercher le bonheur. Peut-être dans un tiroir ? Sous une latte de parquet ? Dans la poche d'un vieux manteau ? En vain. Comme si c'était quelque chose d'abstrait, d'inaccessible.
Je n'ai pourtant pas rêvé, je suis à la porte de gauche au fond du palier. le titre du roman est assez parlant.
Et si ... le prochain indice se trouvait justement dans l'un des livres de ma bibliothèque ?
Inconvénient : J'en ai pas loin de six mille. L'ampleur de la tâche me donne mal au ventre et des nausées.
Je regarde un à un les titres. "Un soir de cauchemar" de Dean Koontz, "De cauchemar et de feu" de Nicolas Lebel, "La poursuite du bonheur" de Douglas Kennedy, "Cauchemar" de Paul Cleave, "Les escales du cauchemar" de Graham Masterton, "Monsieur Cauchemar" de Pierre Siniac, "Cauchemar à louer" de Serge Brussolo ...
Un indice se cache forcément dans l'un de ces livres. Mais arrivé à "La horde du cauchemar" de Lawrence Watt-Evans puis à l'ultime "Cauchemar, cauchemars" de Jean-Pierre Andrevon, je m'avoue vaincu.
Je prends une bière et je regarde un match de foot pour retrouver mon essence virile mais il n'y a rien à faire, je m'ennuie.
Je prends une pilule rose et j'entame le livre de JM Erre.

* * *

Lire le bonheur est au fond du couloir à gauche ne vous rendra pas heureux.
Mais qu'est ce que ça fait du bien de sourire voire même de s'esclaffer à voix haute toutes les deux pages.
Rire contribue à des moments de joie propices au bonheur bien plus que de faire la gueule à longueur de journée.

J'ai bien évidemment exagéré mes péripéties dans la première partie, mais je fais partie de ces très nombreux français qui ont souffert d'une dépression, qui consultent un psychiatre pour mieux comprendre l'origine de ses crises d'angoisse. J'apprends à mieux me connaître, je ressens des évidences sur lesquelles je n'avais jusqu'alors jamais mis de mots. Mais même si un jour lointain mes malaises seront apaisés le bonheur est une notion qui demeure très floue, un mirage sans forme prédéfinie.
Et toujours avec humour, l'auteur appuie là où ça fait mal. En nous faisant réaliser que nous avons tout pour être heureux sans jamais pouvoir nous en satisfaire.
Les Français appartiennent à la trente-deuxième nation la plus heureuse selon un récent sondage, derrière certains bien plus pauvres ou à la criminalité bien plus élevée.
"Plus les gens vivent dans le confort, plus ils sont dépressifs. Plus ils vivent longtemps, en bonne santé et en mangeant à leur faim, plus ils voient la vie en noir."
Et n'y a-t-il pas une part de vérité lorsque l'anti-héros, Michel H, essaie de retrouver sa joie de vivre en appliquant le dicton "Le malheur des uns fait le bonheur des autres" et en regardant les drames aux informations ?
Oui, son nom est juste "H" mais on peut penser sans risque de se tromper que s'il a les mêmes initiales que son humoriste préféré ça n'a rien d'une coïncidence. J'ai nommé Michel Houellebecq.
"Plus je vois combien les gens subissent des atrocités, plus je culpabilise d'être malheureux, moi à qui il n'est jamais rien arrivé de grave."

Dans ce court roman qui pourrait presque être une pièce de théâtre tant les personnages sont peu nombreux, l'action se déroulant sur une seule journée majoritairement dans l'appartement du personnage principal, Michel H n'est pas simplement le stéréotype du type malheureux, d'autant que la femme de sa vie vient de le quitter le matin même.
"Quand l'amour s'en va , on ne réfléchit pas, on agit. Pas une seconde d'hésitation : je prends un Lexomil."
Il n'y a pas de mots pour le décrire. Il a une culture phénoménale et paradoxalement est complètement stupide. Il est poli, parfaitement conscient de son état, contre lequel il va décider de lutter par tous les moyens, des plus logiques aux plus incongrus. Ce ne sont pas des retournements de situation qui ont lieu dans ce livre mais des retournements de points de vue qui nous prennent tellement par surprise qu'en général ils sont accompagnés d'une sincère barre de rire.
Le contraste qui rend ce livre complètement dingue part d'un concept tout simple : Quelles solutions s'offrent au champion du monde de la dépression pour devenir heureux en quelques heures.
"J'ai cinq heures et une minute pour être heureux. C'est jouable."
S'il y parvient, son grand amour Bérénice qui reviendra à 19h le soir même ( prédiction infaillible faîte par l'un des plus grands marabouts sur internet ) le regardera d'un nouvel oeil et leur histoire pourra se poursuivre.

Si vous me détestez et que vous ne savez pas quoi m'offrir pour mon anniversaire, vous pouvez miser sur un livre de Laurent Gounelle ou Raphaëlle Giordino.
Celle-ci en prend d'ailleurs pour son grade : "Ta seconde vie commence le jour où tu comprends que tu n'en n'as qu'une" devient "Le bonheur, c'est quand tu crois que ta deuxième vie est finie alors qu'elle n'a pas commencé."
Le feel-good passe encore mais s'il y a une touche de développement personnel ça va me donner la nausée.
Mais quelques pages seront consacrées à la recherche du bien être par l'alimentation, le sport, l'hygiène de vie, le détachement des biens matériels. Est ce que ce sera suffisant ?
D'autres paragraphes auront pour objet le bonheur apporté par les publicités.
"Vous achetez un camembert et hop, vous avez plein de chouettes amis qui rigolent dans un pré en le partageant avec vous."
Sans compter les élections électorales ( "Quand on veut on peut" a dit Emmanuel dans son discours du 26/04/2017 à Arras ), les brochures achetées sur internet, la foi, la philosophie et bien d'autres méthodes dans cette journée qui file à cent à l'heure.
A la conquête de l'ultime félicité.

Je lis peu de romans humoristiques. David Safier, Anonyme et son Bourbon Kid, Romain Puèrtolas, Franz Bartelt et son inégalable côté pince sans rire en sont les rares exemples.
Ca faisait longtemps que je voulais découvrir JM Erre, et je n'ai vraiment aucun regret.
Déjà il est rare de lire un tel déluge de conneries, d'évènements insensés et hilarants qui s'enchaînent les uns aux autres comme des gags parfois téléphonés mais souvent inattendus.
Ensuite c'est un roman qui n'est pas avare de culture ou d'informations. Certaines farces ne fonctionneront que si l'on dispose des références correspondantes, j'ai donc du en rater deux ou trois mais ça ne m'a pas empêché pas de suivre cette tortueuse histoire sans queue ni tête.

Mais le plus beau c'est que derrière toute cette farce il y a une véritable réflexion. Ca n'est pas un livre juste pour se détendre et se marrer un bon coup.
Déjà de nombreuses anecdotes et statistiques permettent de briller en société. Saviez-vous qu'en France les suicides ratés s'élevaient à plus de 95 % ? Qu'Hégégias de Cyrène était un philosophe grec qui estimait le bonheur impossible et encourageait ses disciples à se donner la mort sans jamais montrer l'exemple ? Que Cyrène était le nom de mon premier chien ? ( Ca n'est pas dans le livre mais l'occasion était trop belle ! )
L'humour parfois grinçant et politiquement peu correct peut faire rire jaune quand on se reconnaît de façon caricaturale dans certains évènements, certaines réflexions.
Pourquoi est-ce aussi compliqué d'être heureux ? Qu'est-ce que les gens sont prêts à nous vendre pour nous faire croire à l'accessibilité du bonheur ? A quel point est on manipulé pour nous faire courir après une simple utopie ?
On ressort de la lecture avec le sourire aux lèvres mais aussi un petit côté coupable et amer, l'esprit plein de pensées contradictoires.

Et si personne ne lisait ma critique parce qu'elle est bien trop longue ?
Et si j'avais laissé des fautes d'orthographe ?
Et si des gens se procuraient le bonheur est au fond du couloir à gauche parce qu'ils ont lu le bien que j'en pensais, détestaient, et me demandaient de les rembourser ?

Tout ça m'angoisse.
Je prends un xanax et un stilnox et je m'endors pour me vider la tête.
Commenter  J’apprécie          5112



Ont apprécié cette critique (41)voir plus




{* *}