La société moderne occidentale dans laquelle nous évoluons conditionne lentement mais sûrement femmes et hommes – enfants ou adultes – à un monde où ce qui est désiré doit pouvoir s’acquérir et apparaître dans l’instant. Plus d’attentes, plus de frustration, mais des offres à profusion de produits de consommation « illimités ». Dans cette optique, ne voulant rien savoir du sentiment de frustration lié au manque, les comportements sexuels eux aussi se soumettent à la loi de l’offre et de la demande, à la règle de libre concurrence, accordant à l’objet « sexe » le même statut que n’importe quelle autre marchandise. Sur ce marché libéral du sexe, il faudrait aussi, comme un parfait consommateur, maintenir en surrégime les performances sexuelles sur un mode quantitatif et assurer le remplacement de l’objet usagé avant même sa perte.
Du côté philosophique, Épicure et ses disciples ont défendu l’idée selon laquelle la recherche du plaisir et la suppression de la douleur sont des quêtes naturelles chez l’homme. Au-delà de son actualité étonnante, le Chant IV du De natura rerum – écrit par le poète Lucrèce au Ier siècle av. J.-C. – invite à réfléchir sur le caractère intemporel de la blessure sexuelle des hommes, en tant qu’intime déchirure :La volupté est plus grande et plus pure pour ceux qui pensent froidement, qu’aux âmes malheureuses, dont l’ardeur est ballotée dans les flots de l’incertitude à l’instant de la possession. Leurs yeux, leurs mains, leurs corps ne savent pas de quoi d’abord jouir.
Ce corps tellement convoité, ils le pressent étroitement jusqu’à le faire crier. Leurs dents impriment leur marque sur les lèvres qu’ils aiment. Parce qu’elle n’est pas pure, leur volupté est cruelle et les incite à blesser le corps quel qu’il soit, qui a fait se lever en eux les germes de cette rage. Nul n’éteint la flamme de l’incendie. La nature s’y oppose.
C’est souvent l’épuisement du corps qui sert de limitation à ces activités plutôt qu’un « non » qui viendrait de l’intérieur de la psyché. Là encore, ce sont les sensations corporelles qui décident l’emploi du temps du sujet : l’ivresse, la douleur, la fatigue sont des expériences sensorielles solipsistes par lesquelles le sujet, pragmatiquement centré sur son propre monde, se coupe subjectivement de l’autre.
Si la « libération sexuelle » a modifié un certain nombre de pratiques et d’usages, la sexualité humaine reste un domaine qui occasionne de multiples troubles, inhibitions, conflits, symptômes et angoisses. Pour la psychanalyse, certaines problématiques psychologiques traversent le temps sans trop bouger : au plan psychique, la liberté sexuelle est toujours difficile à conquérir.
Il est difficile d’assister au jour qui vous précède. Nous dépendons d’une posture qui a eu lieu de façon nécessaire, mais qui ne se révélera jamais à nos yeux [2]. » Cette image qui manque l’origine tourmente l’âme humaine. Pour l’approcher, certains vont tenter de la peindre, de la symboliser, d’autres s’y adonnent à corps perdu.