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Critique de Nastasia-B


Aujourd'hui je vais ressortir toute ma panoplie de suffixes en "ule" pour vous parler d'un minuscule opuscule d'Efim Etkind. En guise de préambule, sachez qu'il s'agit d'un magnifique témoignage, à la frontière entre l'hommage et la biographie, de la part du grand traducteur Etkind à l'adresse de sa contemporaine, talentueuse et passionnée amie traductrice Tatiana Gnéditch, qui, comme lui, vécut au plus fort de la férule communiste mais qui, contrairement à lui, n'eut jamais le loisir du recul pour nous en livrer témoignage.

Elle-même descendante d'une légende russe de la traduction, Nicolaï Gnéditch, auteur d'une version russe sensationnelle de l'Iliade d'Homère, Tatiana ne rêve, ne véhicule, ne s'articule, ne vit que dans et qu'au travers de la poésie britannique, théâtre élisabéthain ou autres grands romantiques anglais.

C'est un noctambule rat de bibliothèque, qui circule dans les rayonnages de la section littérature anglaise de son université sans souci de la pendule, qui accroche sa veste le matin dans le vestibule et qui ne la récupère qu'au crépuscule.

En somme, elle ne gène ni ne fait d'ombre à personne, elle affabule peut-être quelquefois, certes, mais rien qui justifierait que les horribles tentacules du parti viennent et la bousculent, l'acculent sur le banc des accusés de traîtrise à la nation, et lui stipulent qu'elle est nécessairement dangereuse puisqu'issue d'une vieille noblesse russe et autres motifs ridicules.

D'un coup, sa vie bascule, et elle se trouve arrêtée par les crapules du KGB car, trop crédule sans doute, incapable de la moindre particule de pragmatisme, jamais elle ne calcule ni ne spécule sur la nécessité d'une formule qui pourrait lui éviter le verdict de l'incarcération.

10 ans — boum ! — un chiffre rond facile à retenir. Dix années qui se cumulent pour expier une faute imaginaire au fond d'un cachot sombre et puant, infesté de vermine.

Mais Tatiana ne désarme pas, têtue comme une mule, elle s'obstine dans sa poésie anglaise, dans son imaginaire. Elle s'est fourrée dans le crâne de traduire le Don Juan de Byron, en huitains s'il vous plaît, c'est ça qui la stimule. À un point tel qu'elle fera un émule, à tout le moins un admirateur, quelqu'un qui saura reconnaître une personne de talent.

Cet homme, commissaire-interrogateur dans la prison où elle moisit, impressionné par sa capacité et convaincu de la validité de son travail fera en sorte de lui faire parvenir la version originale du livre qu'elle traduisait jusqu'alors de mémoire ainsi que de la faire transférer dans une cellule individuelle où elle pourra plus à son aise pratiquer son art et chercher ses rimes.

Ainsi, pendant deux ans, avec la ténacité d'un Hercule, repliée comme un iule au fond de sa cellule, Tatiana va gratter, virgule après virgule, les dix sept mille vers du Don Juan de Byron. de quoi occuper ses noctambules velléités lyriques et lui creuser chaque jour un peu plus les ridules.

Le résultat semble exceptionnel et le commissaire-interrogateur en fait taper trois exemplaires, dont un qu'il remet à Tatiana, à qui il reste encore huit années à purger. Et huit années durant, aussi infâme, sombre et puant que soit son cachot, aussi répugnants que puissent être ses codétenus, les vers de Byron continueront à voler comme des libellules dans la tête de Tatiana qui poursuivra inlassablement, telle une somnambule, son travail d'amélioration des vers qui lui paraissaient encore un peu faibles.

À telle enseigne qu'elle ne se sépare jamais de son manuscrit, malgré la pellicule de poussières et d'immondices qui en décorent chaque page, sans parler de l'odeur qu'a acquis le papier dans cet égout de l'humanité...

Je ne vous en dis pas plus et m'en voudrais que ma critique soit plus longue que le texte auquel elle se réfère. Je vous laisse découvrir la destinée de ce manuscrit et de cette traductrice. Donc je récapitule : selon moi, un véritable joyau, chef-d'oeuvre de concision et d'édifiant témoignage. Bravo Efim Etkind pour cette perle d'hommage et de biographie et dont le plaisir qu'on prend à le dévorer en quelques minutes nous acidule la lecture et nous émoustille le cerveau jusque dans ses moindres diverticules. Mais je sais bien que par trop je gesticule alors souvenez-vous qu'il ne s'agit que d'un avis qui traduit mon vif enthousiasme et en aucun cas d'une vérité, c'est-à-dire, pas grand-chose.
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