Suite et fin chronique d'Alain à propos d'Anna Karénine de Tolstoï dans numéro 67 du 15 juillet 1928 de la revue Europe : ..
"..Que le lecteur veuille bien s'identifier à Besoukhov ou à Lévine autant qu'il pourra. Je n'entends pas qu'elle ne croit plus à l'ordre extérieur ni aux devoirs de son état ; je n'entends pas que la foi l'aurait tenue où elle était et comme elle était. Le grand mystère de l'existence administrative, c'est qu'on ne se perd point, mais qu'aussi on ne se sauve point. L'amour doit être pris ici comme il nous est représenté, semblable à une force naturelle, torrent, cyclone, tempête de mer, dans laquelle on est d'abord pris et emporté et de laquelle il faut se sauver, comme fait Ulysse. Et la foi consiste à parler à son propre coeur, comme le héros grec : "Courage, à mon coeur". D'après cette autre religion, c'est bien son âme qu'il faut sauver, et l'opinion n'importe guère. Qu'aurait fait Anna se croyant elle-même, et par une conséquence toujours remarquée, croyant absolument en Wronski ? Je ne sais. Suivez Félicité des Touches, qui va au cloître ; mais c'est une solution par la mort, quoique l'on accepte encore de penser au bonheur à l'autre, ce qui est prier. Peut-être une foi encore plus ferme et plus intérieure conduirait jusqu'au parfait amour, qui est le platonique, et qui sait s'accuser d'insuffisance s'il ne console pas de tout. Il se peut aussi qu'une femme en cette situation enlève son fils, vive de son travail, et entreprenne le bonheur de celui qu'elle aime, sous le signe de la liberté. La foi peut tout. Il ne manque que d'aimer assez.
Or ici, en cette beauté allègre et redoutable, l'amour est au plus haut degré ce qu'il est d'abord en tous, une invasion du bonheur par la présence. En Wronski c'est de même. Et il faut bien remarquer que ce miracle ne s'épuise point. La présence toujours apaise tout et réconcilie parfaitement. Cela explique les moindres démarches d'Anna et tout le drame. Suivons en cette âme fière les effets de cette ivresse. Une amère réflexion sur cette joie enlevante, qui est cosmique ; une vue soudaine des effets ; un abandon et, dans l'absence, une terreur sacrée. Le sentiment romantique consiste en ceci que l'on se considère soi-même comme une force de la nature ; d'où des éclairs de sublime, une entente avec les choses, et un redoublement de beauté. En ce départ il y a tout le bonheur possible, et ensemble tout le malheur possible, comme en Empédocle ou en Pline l'Ancien sur l'extrême bord de l'Etna. Mais encore mieux, Soi-même volcan. C'est alors qu'il faut s'élever sur la vague comme Ulysse, et regarder, et nager, et se sauver. On ne meurt peut-être que par l'idée fataliste, qui toujours guette. Toujours est-il qu'à l'extrême bord de la chute, et dans le moment où il faudrait vouloir, cette idée nous précipite infailliblement. Remarquez le double sens de ce mot fatal. Il n'y a doute qu'un drame, qui est celui-là. Mais il faut suivre, dans le puissant récit qui nous occupe, les pensées et les actions qui en résultent de cette réflexion diabolique. En l'absence de Wronski, elle craint de le haïr ; c'est cela seulement qu'elle craint. Par une conséquence de cet amour qui est resté au niveau de la nature, la charité, manque, qui est la foi et l'autre. L'autre est considéré à son tour comme une force naturelle ; ainsi le bonheur se réduit au fait de la présence. Ainsi le soupçon est absolu ; il naît de l'absence, il se borne là, il se butte là. C'est offenser, et savoir qu'on offensera. A ce niveau, qui est celui de la passion (encore un beau mot) on méditera sur les définitions spinozistes. "L'amour est une joie accompagnée de l'idée d'une cause extérieure". "La haine est une tristesse accompagnée de l'idée d'une cause extérieure". Par la première on comprend qu'Anna aime Vronski absent. Chacun peut apprendre ici qu'il faut conduire l'amour, et en quelque sorte en prendre le commandement dès qu'il se montre. Et au contraire l'expérience redoublée de ces mouvements mécaniques réduit au désespoir. Et le fond du désespoir c'est le malheur voulu et comme décrété. D'où l'action finale.
On ne finirait point ; par écrire de ce roman c'est le relire en pensée. Je veux noter encore un trait de génie, trouvé, non cherché, par cette présence continuelle du monde et ce ciel continu, au dessus des grandes oeuvres. Car le mécanisme ne nous laisse jamais, et c'est lui qui achève les drames. Pensez-vous à David Copperfied, ou, mieux, relisez ce grand livre avec l'idée que c'est un grand livre. L'Océan est ici le principal personnage ; l'orage se lève lentement sur Yarmouth, et finalement engloutit celui qui ne veut point de pardon. Cette image des passions n'est pas cherchée, mais, par l'accord, elle vaut l'idée et plus qu'idées. Ibsen fut maître en ces retentissements, mais il les cherche. Dans notre Anna Karénine je remarque des pressentiments du même ordre, le train qui entre en gare, l'homme écrasé, le rêve où paraît le petit moujik à la lanterne, déjà entrevu. On voudrait dire que ces images sont petites, étant prises de nos mécaniques périssables ; mais on ne peut. Pourquoi ? C'est que c'est le monde humain, aveugle humain, aveugle et inhumain, qui mène ce drame, et qui doit le finir. Et cette machine imperturbable nous ramène à l'âme mécanique de Karénine, ordonnateur de ces choses."
Incontestablement, Alain a les mots pour son raisonnement ou son sentiment sur l'oeuvre. La fin, ses derniers mots sont sublimes et justes. Il est absolument juste de dire que Karénine est porteur d'une vérité sociale, presque crépusculaire, et qu'à travers lui une "âme mécanique" ordonne les choses et reprenne ses droits comme elle les avait consentis sous le sceau si précaire d'une rencontre fortuite, si étourdissante fût-elle. Mais, mais, mais, ce ne serait pas drôle s'il n'y avait que ça !.. Mais donc, je trouve que pour ce qui est de la passion, puisqu'il s'agit d'un amour passionnel dévastateur, en ceci de particulier qu'on sent dans cette aventure, la beauté souveraine, sensuelle et la mort qui rode à tout instant ou la déchéance, antichambre de la mort, Alain théorise trop. L'amour passionnel chez deux êtres jeunes et beaux comme les blés est un swing de golf délié et naturel, il ne se décompose pas ; il est dans sa logique, il y a là un feeling irrésistible ! Penser alors qu'on peut interrompre le fil ravageur d'une passion amoureuse comme ça en se disant qu'il faudrait faire ceci ou ne pas faire cela est une gageure ! Et c'est tout le génie de Tolstoï de nous montrer comment se construit une impasse fondée uniquement sur un rapport sensuel : Et c'est tout son génie aussi de nous amener à aimer Anna comme pas possible et de nous faire entrevoir la vie que par elle au point de se dire qu'il n'y a pas d'échappatoire..comme ce rythme lancinant et rappelé théâtralement de la machine à vapeur. Comme a dit Maillet- Joris, Tolstoï aime Anna, il en est fou !. Mais c'est aussi une beauté éphémère avec ses limites. A la longue plainte d'Anna, faite d'épouvante, d'anxiété maximale, syncopée par des sursauts de vie, de naturel, Tolstoï oppose tout de même l'amour platonique de Kitty Levine, passons vite sur les Oblonski qui ne sont qu'un standard archi banal qui n'élève pas l'humain même s'il nous occupe. Alain ne relève ni l'un, ni l'autre.
Le poids de la société est clairement décrit avec une richesse verbale qui fait autorité, c'est le ton d'un professeur qu'on ne discute pas, mais je pense que si Alain avait cité, il en aurait parlé plus.
Il me semble dans le point de vue d'Alain qui est éminemment respectable et de qualité, il y a tout de même le point de vue d'un homme, et que ça manque un peu de féminité. Alain ne s'étend pas par exemple sur ce bel officier qui avait pourtant tout pour paraître et qui va s'éclipser au profit de la magnificence d'Anna, qui va devenir presqu'un clown blanc ! Les hommes n'ont pas le beau rôle : Karénine, Vronski, Oblonski, sauf Lévine. Cet intérêt là ou ce manque d'intérêt n'est pas oublié par Tolstoï .. La femme se brûle les ailes dans le monde, l'homme y est fat et à côté de ses pompes dans ce même monde, Lévine a la grâce de Tolstoï pour aller faucher les blés à la campagne, sorte d'image éternelle. Mais en attendant, on en a pris plein les yeux d'Anna, et pour longtemps. Je préfère avec Tolstoï rester sur cette ambiguïté qui fait les grandes oeuvres ..
En 1908 pour les quatre-vingts ans de Tolstoï, Anatole France écrivit cette page qui parut dans l'Humanité le jour anniversaire :
" Saluons en Tolstoï la plus auguste et la plus grande pensée qui se dresse aujourd'hui sur l'humanité. Romancier épique, Tolstoï est notre maître à tous par l'observation des êtres, tant dans les signes extérieurs qu'ils donnent de leur nature que dans ce qu'ils gardent de caché ; il est notre maître par l'abondance et la force des créations sont son oeuvre est animée ; il est notre maître par le choix infaillible des circonstances qui peuvent communiquer au lecteur le sentiment de la vie dans sa complexité infinie. Et ces marques de son génie de retrouvent dans les oeuvres de toutes les périodes de son activité.
Tolstoï nous est encore un exemple inimitable de noblesse intellectuelle, de courage et de générosité. Avec une tranquillité héroïque, une douceur terrible, il a dénoncé les crimes d'une société qui ne demande aux lois que la consécration de ses injustices et de ses violences. C'est en cela qu'il est bon entre les meilleurs.
Alors même que, moins saints, nous ne trouverions pas comme lui, dans la simplicité de l'esprit et dans la résignation le remède à tous les maux de l'existence, lorsque nous irons, pour enseigner un peu de justice, vers les rudes cités industrielles de notre âge d'airain, nous emporterons dans notre coeur l'image du grand Pan évangélique et patriarcal d'Iasnaïa Poliana, de ce demi-dieu nouveau des champs et des bois.
Ce que la Grèce antique a conçu et réalisé par le concours des cités et l'essor harmonieux des siècles : un Homère, la nature l'a produit d'un coup pour la Russie en créant Tolstoï, Tolstoï, l'âme et la voix d'un peuple immense, le fleuve où boiront, durant des siècles, les enfants, les hommes et les pasteurs des hommes".
(Remonté par Lucien Psichari)
La musique s'enracine dans la petite enfance. Elle est inséparable du paradis trop tôt quitté de Iasnaïa Poliana où Tolstoï n'a cessé, dans sa jeunesse, de vouloir revenir pour y recréer le cercle familial de ses premières années (*). Elle est indissociable, aussi, de la figure maternelle disparue quand l'enfant Tolstoï avait deux ans et dont il se souviendra en association avec le piano dans un passage célèbre d'Enfance : " Maman jouait souvent le 2e concerto de son maître Field. Je somnolais, et dans mon imagination surgissaient des réminiscences légères, lumineuses et transparentes. Puis elle se mit à jouer la sonate pathétique de Beethoven et je me rappelais quelque chose de triste, de pesant et de sombre. Maman jouait souvent ces deux pièces. C'est pour cela que je me rappelle bien les sentiments qu'elles suscitaient en moi. Ces sentiments ressemblaient à des souvenirs. Mais des souvenirs de quoi ? On aurait dit qu'on se souvenait de choses qui n'avaient pas existé". La pureté enfantine, la nostalgie de l'innocence perdue, l'amour maternel -dont l'amour de la femme- et la mort, resteront associés à la musique. Ils participeront, sans aucun doute, de cette profondeur d'émotion que Tolstoï exprimera si souvent.
(Remontée par Laetitia Le Guay professeur à l'université de Cergy Pontoise, a fait plusieurs chroniques sur la musique dans l'oeuvre de Tolstoï)
La musique porte Tolstoï à l'émotion, avec cette lecture on peut comprendre pourquoi. Rien de tel que la musique pour convoquer les sens : consciemment ou inconsciemment, il n'y a rien d'étonnant à ce que le souvenir s'en empare.
Anna Karénine
Lorsqu'on me rappela que c'était le temps de célébrer Tolstoï, je lisais Guerre et paix pour la dixième fois peut-être. Je n'en étais plus à ces mouvements hésitants du départ ; j'avais pris le large ; je me laissais porter par ces grandes oscillations où tout est égal. .
Alain