[...] Bien sûr, une chronique n'en serait pas une sans un pitch, et celui-là n'est pas évident.
Dans un tissu de mondes interconnectés, dit Sphères, Okkia est une cité à part. Cité des Dieux par son histoire, elle est aujourd'hui en proie à des difficultés magiques aux conséquences importantes. En effet, un dérèglement cyclique des flux chromatiques, sortes de composantes d'une même énergie magique qui habite tout le vivant, entraîne l'apparition de créatures dangereuses, les spectres. le Seuil, un portail permettant à la Sphère dans laquelle se situe Okkia de communiquer avec les autres, s'est abruptement fermé. Les Veilleurs, chargés de… bah de veiller à ce que tout se passe bien à l'échelle des flux et du Seuil, se trouvent malgré eux dans une position difficile et cherchent à résoudre le problème.
C'est l'intrigue magique.
Oui, non, parce que j'ai pas fini en fait. Les troubles magiques, la recrudescence des apparitions de spectres et les conséquences économiques qui en découlent favorisent une certaine instabilité politique. L'héritière du précédent régent, aujourd'hui exilé suite à un changement de régime politique, entend bien profiter de cet état de fait pour renverser la chancellerie en place et reprendre sa place légitime sur le trône. Se faisant, elle emploie ses talents et ceux de ses alliés à leur pleine mesure.
C'est l'intrigue politique.
Enfin, les Pompiers, un corps de fonctionnaires, chargés de la protection contre les incendies mais aussi contre les spectres, doivent faire feu de tout bois suite aux coupes budgétaires (bah si, vous savez bien, du fait de la fermeture du Seuil). Dans un contexte particulièrement tendu, ils recueillent une jeune fille dont la famille a été décimée par une attaque de spectres.
Son nom, c'est Anielle, et c'est le point de départ de l'intrigue tout court.
Vous pouvez d'ores et déjà vous en douter à ce stade, mais l'univers et la narration sont denses. Pour autant, l'autrice,
Eva Simonin, parvient le tour de force de plonger son intrigue dans un univers riche et vivant sans jamais la rendre lourde ou inutilement descriptive.
Et pourtant, les nombreuses bribes d'univers distillées au compte-goutte (enfin plutôt à l'arrosoir, du coup) sont autant d'os tendus aux lecteurs affamés qui se délecteront de l'amour manifeste que porte à ce monde sa créatrice. Tout, et j'insiste sur ce point TOUT, m'a intéressé. Des intrigues politiques riches et étonnamment modernes à la cosmogonie fascinante en passant par la construction de la magie et les relations inter-Sphères, l'autrice livre un travail incroyable de précision et de cohérence.
Si beaucoup de réponses à certaines questions inhérentes à l'univers sont aujourd'hui laissées à l'imagination du lecteur, il n'est pas difficile de croire que l'autrice a une vision très précise de son oeuvre, qu'elle aura loisir de décliner dans un prochain volet en préparation.
Gage de qualité de l'univers ? Enfant du Chaos a une fin. Je veux dire, une vraie fin, une qui finit quoi. Et pour autant, je n'ai aucune espèce de doute sur le fait que je dévorerai le prochain livre. Parce que les enjeux sont trop grands et l'univers trop détaillé pour que le lecteur se satisfasse d'une vision périphérique.
On parle ici d'un univers où un Dieu a été assassiné, ce qui, en soi, tranche déjà avec beaucoup d'autres univers dans lesquels la figure du démiurge apparaît intangible et inaltérable. On parle d'un univers où la magie obéit à des lois, selon un dessein qui dépasse le strict deus ex machina, poncif récurrent de la fantasy aujourd'hui (ah si, en fait je peux encore être critique). On parle enfin d'un univers où les personnages vivent, respirent et même meurent dans une dynamique qui les dépasse totalement. J'y reviendrai, bien sûr, mais très franchement, cela faisait un petit moment que je n'avais été autant séduit par un « simple » background.
[...]
Eva Simonin adopte une posture classique mais efficace à travers un point de vue semi-omniscient maîtrisé et aux ramifications suffisamment intrigantes pour maintenir l'intérêt constant du lecteur. Quel est ce mystérieux prisonnier que l'on libère, et quel lien peut-il avoir avec Anielle (s'il en a un), et puis Anielle, d'ailleurs, a-t-elle le moindre lien avec les Veilleurs ou les flux ?
[...] Ce réseau de points de vue dans lequel le narrateur promène sa caméra littéraire et fait le focus sur des personnages divers possède le double avantage de servir le récit et l'univers en nous permettant d'aborder les différentes thématiques à travers les prismes des acteurs qui les connaissent le mieux.
[...]Par ailleurs, l'utilisation d'un point de vue externe modérément omniscient permet au narrateur de ne pas trahir les pensées et les actions masquées des personnages (et autant dire qu'ils aiment ça les actions masquées). Outre l'aspect très cinématographique du processus, à base de plans séquences et de cuts bien sentis, un autre élément est apporté de manière très fluide à la narration : l'ellipse narrative.
Car d'un bout à l'autre du récit, ce sont plusieurs mois qui se seront finalement écoulé, et si les personnages évoluent effectivement, il n'y a pas de rupture profonde entre les périodes décrites. L'ensemble s'enchaîne sans heurts et fait évoluer le lecteur en même temps que le personnage, ce qui est, disons-le, extrêmement intelligent.
Alors bien sûr, j'ai pu anticiper quelques micro-réactions. Evidemment que tous les archétypes ne sont pas écartés. Mais en réalité, le travail exemplaire de l'autrice dans la déconstruction des clichés rend littéralement imprévisible les quelques éléments restants.
Ce qui me fascine par-dessus tout dans Enfant du Chaos, c'est l'écriture elle-même.
[...] Cette spontanéité se caractérise par-dessus tout par l'intransigeance de sa plume qui sanctionne certaines erreurs des personnages, parfois gravement, mais qui en pardonne d'autres, sans plus de raisons, le tout dans un mouvement cosmique absolument détonnant. A l'image de la vie quoi.
Il n'y a pas (ou en tout cas, s'il est présent, c'est extrêmement bien fait) de calcul méthodique du meilleur moment auquel telle scène ou telle autre doit se dérouler.
Eva Simonin développe l'histoire qui lui plaît et c'est la meilleure chose possible. Sans céder aux sirènes de la facilité, des intriguettes à tiroir ou des romances impossibles, elle livre une oeuvre profonde, logique et profondément touchante. [...]
So what ?
Enfant du Chaos est une oeuvre dense à l'enrobage extrêmement délicat,
Au final, donc, si ça n'était pas encore clair, dire que j'ai aimé Enfant du Chaos relèverait de l'euphémisme. Si vous recherchez un univers raffiné et cohérent et une intrigue positive qui échappe aux clichés classiques du young adult, Enfant du Chaos pourrait bien être un gros coup de coeur pour vous, en tout cas, il l'a été pour moi.
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