Béatrice rit, dévoilant une dentition blanche et parfaite que l’on trouvait rarement chez les représentants du peuple.
– Servante, oui, mais aux ordres d’Eleonora d’Arborea, la fille du juge. J’ai entendu certains propos à la cour de ma dame. Oristano ne peut rivaliser avec Palerme, mais la réputation de la capitale la plus riche de la Sicile est arrivée jusqu’à nous.
– Il y a eu ici un siècle de guerre civile contre les Français, jusqu’à la victoire partielle du royaume d’Aragon.
– Oui, mais en Europe continentale la France et l’Angleterre combattent depuis une éternité. Ce qui ne rend pas moins belles Paris ou Londres.
Cette phrase d’une étonnante sagesse paraissait incongrue dans la bouche d’une servante ou même d’une espionne bien renseignée. Les soupçons d’Eymerich sur sa compagne de voyage ne firent que s’accentuer. Il l’observa. Elle faisait moins que les trente-deux ans qu’elle déclarait. Malgré sa peau sombre, elle avait encore des éphélides de gamine sur le nez. Elle était potelée et pas du tout timide. Elle portait des habits simples et une jupe en toile qu’elle tenait serrée contre elle, les bras croisés.
Eymerich se demanda si le moment n’était pas venu de la faire tomber du chariot, au-dessus de la prochaine rivière qu’ils traverseraient. Cela ne faisait aucun doute : vu son poids, elle se noierait. Il retint son geste en se disant qu’il ne pourrait pas discuter avec le paysan qui les conduisait. Béatrice au contraire avait l’air de le comprendre et parlait bien le catalan. La jeune femme s’en tirait bien : Eymerich avait besoin d’un interprète. Mais il s’en débarrasserait à la première occasion, dès qu’elle ne lui serait plus d’aucune utilité.
– Vous savez, frère Pedro ? dit-il après son ablution. Je sais quel était le livre de nécromancie préféré de Ramón. On ne pouvait pas s’attendre à mieux de sa part.
– C’est un livre que je connais ? demanda Bagueny.
– Je suppose que vous en avez entendu parler. Il s’agit du Liber Aneguemis, ou Liber Vaccae, ou encore Liber institutionum activarum.
– Effectivement, c’est même vous qui m’en avez parlé, je crois. Que signifie Aneguemis ?
– C’est une translittération peu réussie du grec vers l’arabe, puis vers le latin, du Para Nomon – Les Lois – de Platon. Le livre a été, en fait, faussement attribué au fil des siècles à Galène, qui aurait commenté le traité platonique, et même à Platon en personne. Toujours la même méthode qui consiste à faire passer pour innocent un texte nécromancien.
– Et pourquoi Liber Vaccae ?
– Parce que le premier essai consiste à engrosser une vache moribonde en s’accouplant avec elle puis, en utilisant diverses mixtures, à faire sortir de son ventre écartelé un être pensant pour en faire son esclave.
Quand ils furent seuls, Eymerich, maître Gombau et Bagueny se regroupèrent près du cadavre.
– Vous l’avez trop souvent traité de noms d’animaux, magister, commenta Bagueny. Il se situe entre le veau et le porc. Son nez est très large, dressé vers le haut, les narines sont énormes. Et ses yeux immenses et ronds. Et sa bouche, projetée vers l’avant, comme si elle faisait partie du museau… S’il n’était pas aussi jeune, je dirais que votre Ramón s’est adapté au fil du temps à vos insultes.
Il y a bientôt un an, Valerio Evangelisti nous a quitté, à l'âge de 69 ans. Valerio Evangelisti, c'est d'abord une oeuvre. Considerable, essentielle, aussi intelligente qu'engagee. Sensible et radicale. Une oeuvre qui restera, aucun doute.
Écrivain protéiforme, Evangelisti est connu de ce côté-ci des Alpes pour son cycle de Nicolas Eymerich, mais son oeuvre est loin de se limiter aux aventures de l'inquisiteur.
Afin de poursuivre l'hommage que Bifrost lui a rendu dans son numéro 109, nous vous convions à une discussion avec Mathias Échenay, des éditions La Volte, et Hugues Robert, libraire et collaborateur au Monde des livres.
Animation : Erwann Perchoc
Illustration : Corinne Billon
https://www.belial.fr/revue/bifrost-109
https://lavolte.net/auteurs/valerio-evangelisti/
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