Elle a été profondément et durablement traumatisée, poursuivit-elle. Elle se punissait en se scarifiant et elle a tenté plusieurs fois de se suicider. Nous ne pensions pas nous en sortir, mais nous avons eu beaucoup de chance. On nous a conseillé un pédopsychiatre. Le Dr Bellanger. C’est un grand médecin. Il a réussi non pas à la guérir, je crois qu’on ne guérit jamais de ces choses-là, mais à lui apprendre à se construire malgré ce viol. Je sais tout ce que vous avez déjà tenté pour Gabin. Les psychologues, les orthophonistes… et même un neurologue. Je sais que tout ça n’a rien donné. Mais peut-être devriez-vous rencontrer cet homme. On ne sait jamais. Il pourrait peut-être aider Gabin.
Elle était une promesse de bonheur.
Il était si petit encore. Si fragile. Il retint une vertigineuse envie de le prendre dans les bras et de l'embrasser. il désirait si ardemment qu'il redevienne un garçon comme les autres, qu'il aurait donné ou fait n'importe quoi pour voir ce jour-là arriver. Une bouffée de tristesse écrasa sa poitrine, mais il ne fallait pas se laisser gagner par la mélancolie.
Dans son boulot, il en voyait des horreurs : les crimes, les violences, les suicides, les overdoses… Il avait les reins solides. Mais dès qu’il s’agissait de son fils, Rodolphe se trouvait en équilibre précaire. Son petit bonhomme, c’était sa raison de vivre. Lorsqu’il était né, un amour immense l’avait submergé, amour décuplé par la mort de Nathalie, qui avait exacerbé à l’extrême son besoin de le protéger. Hélas, ses muscles n’y suffisaient pas. Il fallait composer avec les institutions, les relations avec ses petits camarades, le regard des autres, le moule dans lequel Gabin devait absolument entrer. Face à tout cela, Rodolphe se sentait souvent seul et démuni.
Léa plaisait aux hommes. Souvent, elle s’en était étonnée. Elle n’était pas très grande, et posait un regard très critique sur ses cuisses et ses fesses qu’elle trouvait trop enrobées. Elle avait parfois demandé à ses amants ce qui les avait attirés. Ils évoquaient ses fossettes, son sourire mutin, sa bouche pulpeuse, ses yeux rieurs et même ses rondeurs ou son caractère volcanique et enfantin. Depuis quelques années, la question du pourquoi ne la hantait plus. Elle supputait les hommes préférer les filles imparfaites.
Elle n’avait pas l’air de plaisanter. Elle avait même une sacrée envie de lui mettre son poing dans la figure, ça crevait les yeux. Léa savait qu’elle aurait dû faire ce que tout le monde aurait fait : rien. Être lâche. Subir et attendre sagement le moment de quitter le wagon. Ou calmer la situation tout de suite afin d’éviter que cela ne dégénère. Mais dans le même temps, elle se connaissait suffisamment pour savoir qu’elle ne ferait rien de tout ça.
De manière générale, Léa n’avait pas de réelles affinités avec les enfants, encore moins lorsqu’ils étaient turbulents. Les pleurs du garçon devinrent subitement plus insistants. Ils montèrent en puissance avant de se transformer en une élégie stridente et désarticulée. L’estomac de Léa se tordit sous l’effet d’un spasme de contrariété.
La plupart du temps, ils ne se déshabillaient pas complètement. Elle ouvrait les cuisses et il la prenait tout de suite, pantalon sur les chevilles, sur le coin d’un meuble ou debout contre un mur.
Il rêvait d’entendre à nouveau ce rire clair dont il avait oublié jusqu’à la sonorité, de courir à toutes jambes derrière un vélo sans petites roues ou de faire des concours de bulles en soufflant avec des pailles dans des verres de jus de fruits…
Si on veut le faire entrer dans un moule, ce n’est pas en le mettant à l’écart dans une école-prison qu’on y arrivera. Il se retrouvera définitivement exclu et il ne pourra plus s’adapter à notre société. S’il vous plaît, laissez-lui encore un peu de temps…