On a du mal tout d'abord à s'imaginer que le fait divers dont je vais vous parler ici, ait pu se dérouler de nos jours tant il est violent. J'ose espérer que des enfants n'aient pas assisté au drame...
Un auteur de BD, Fabrice, jeune père de famille, est à la caisse d'un supermarché. Il est invité par la caissière à présenter sa carte de fidélité. Il ne l'a pas sur lui. Impensable ! Vous imaginez ?! Aller faire ses courses en oubliant sa carte de fidélité ! La caissière s'impatiente, le ton monte et devient agressif. La caissière appelle un vigile. S'ensuit une altercation. C'est alors que le jeune homme, dans un geste désespéré, braque le vigile
avec un poireau qu'il venait d'acheter quelques minutes plus tôt. C'est le geste de trop... La direction du magasin prévient la police, tandis que notre anti-héros s'enfuit...
C'est le début d'un longue road trip, une cavale échevelée que les journalistes vont suivre et relayer chacun à leur manière auprès du grand public, divisant la société en deux. Fabrice devient l'ennemi public n°1. Si
Roger Gicquel avait été encore en vie et en service, n'aurait-il pas alors repris sa célèbre tirade sur le ton sombre et pathétique qu'on lui connaissait : « La France a peur »...?
Vous l'aurez compris, cette BD totalement déjantée,
Zaï zaï zaï zaï, écrite par Fabcaro, joue avec l'absurde, mêlant des personnages et des situations ubuesques à chaque page ; le propos qui s'esquisse une fois calmés les zygomatiques, est là pour dénoncer au passage quelques maux de notre société : la société de consommation, les médias, le narcissisme ambiant, la bêtise humaine... On pourrait se dire avec amusement que tout ceci est au second degré. Quoique... quoique...
Longtemps, je me suis demandé ce que je pouvais écrire de plus que ce qui avait été dit ici de manière abondante, à part mon ressenti, dire que je m'étais follement amusé à lire cette BD foutraque et son ton espiègle et satirique, mine de rien, sa manière poil à gratter pour gratter là où ça fait mal, chez les autres évidemment, car chez nous, tout va très bien, Madame la Marquise...
Donc, cette chronique attendait tranquillement sur ma PAC (pile à chroniques) que le moment se fasse opportun...
Et mercredi soir dernier, il le fut. L'inspiration me vint comme un flash, une révélation, alors que je regardais les informations au journal TV de vingt heures. Parmi les toutes premières nouvelles, il y eut celle-ci déterminante : des grandes enseignes avaient décidé presque en commun de faire payer désormais les cartes de fidélité à leurs clients. Ouah ! J'avais là ma chronique... C'est vrai cette information était de tout premier plan parmi tout se qui ce passe en ce moment : après tout, pourquoi continuer d'évoquer les féminicides, la forêt amazonienne qui brûle, l'homophobie dans les stades de football, le drame des migrants... Il y avait brusquement ce sujet fabuleux, qui survenait dans l'actualité comme un coup de théâtre et qui méritait largement d'être traité en priorité...
Durant quelques instants, je me suis posé la question : c'est sérieux ? Non, c'est une parodie de
Zaï zaï zaï zaï... Ou bien une intrusion du Gorafi... Je me pince, je regarde le calendrier pour vérifier que ce n'était pas un poisson d'avril : 11 septembre ! En plus... La présentatrice TV semblait prendre le sujet à coeur, s'inquiétant presque pour le devenir des consommateurs qui allait perdre ce droit à la gratuité pour les plus humbles et reconnaissant que cela risquait en définitive de ne pas être une bonne affaire pour les magasins concernés (mais de quoi je me mêle !). Un directeur marketing d'une grande surface interviewé par un autre journaliste dans la suite du reportage se voulait alors très rassurant et totalement décomplexé : « pas du tout, on a des déjà des retombées très positives, à l'arrivée nous serons gagnants dans l'affaire, car ce type de consommateurs, une fois fidélisés, achètent beaucoup plus ». Au moins, pas de langue de bois, un discours franc du collier ! C'est ce qu'on appelle « accrocher un fil à la patte », une manière d'acheter plus et surtout plus de choses inutiles, en clair : une forme de servitude volontaire,... Je me suis alors rappelé une phrase toujours actuelle d'Antoine de la Boétie : "Ils ne sont grands que parce que nous sommes à genoux. "
Je ne savais plus s'il fallait rire ou pleurer. J'ai regardé quelques livres pour ne pas perdre pied, j'ai eu envie d'aller marcher dans une forêt avec la femme que j'aime, regarder la mer, surtout éteindre cette télé insupportable, prendre un livre, m'enfouir dans la prose de
Thomas Vinau, de
Christian Bobin ou de
Jim Harrison, quelque chose de beau, de pur, d'inspirant pour les vies parfois brutalisées...
Alors, pour en revenir à cette merveilleuse BD,
Zaï zaï zaï zaï, antidote de la connerie, j'espère qu'elle sera mise entre toutes les mains, et celles des enfants en particulier, petits êtres fragiles et désormais connectés en permanence à une société de consommation de plus en plus violente...