Pour les Indiens qui y vivent, la forêt est ce qu'il y a de plus beau et de plus vivant au monde. Cet univers au sein duquel ils évoluent en perpétuelle communication avec les éléments qui le composent leur paraît infini ; il est pourtant menacé de disparition. Sa dévastation est d'ailleurs déjà bien entamée.
La compagnie pétrolière américaine
Texaco a exploité de 1967 à 1992 l'or noir de l'Amazonie équatorienne. En quittant la région, elle a laissé derrière elle 60 millions de litres de pétrole brut et plus de 60 milliards de litres de résidus toxiques, sous forme de déchets à peine enfouis, parfois même laissés à l'air libre. C'est l'une des plus grandes pollutions pétrolières de l'histoire : c'est 30 fois la marée noire due au naufrage de l'Exxon Valdez en Alaska (1986) ou 3000 fois celle de l'Erika, en 1999. Cette région, c'est plus précisément la province de Sucumbíos. Elle est traversée par le río Aguarico, sur les bords duquel vivent encore six tribus amérindiennes, qui y cohabitent avec ceux que l'on appelle les "colons", des travailleurs pauvres qui ont quitté la campagne pour travailler dans l'industrie pétrolière. En 1993, 30 000 d'entre eux (indigènes et colons confondus) ont porté plainte contre
Texaco pour obtenir réparation. Leur combat, qui dure depuis 25 ans, n'a toujours pas abouti.
Pablo Fajardo est leur avocat. Il est l'un des auteurs de cette bande dessinée, dont il a élaboré le récit, en collaboration avec
Sophie Tardy-Joubert, auteure du scénario, et
Damien Roudeau, dessinateur et coloriste.
L'ouvrage revient sur les années d'exploitation par la
Texaco des ressources pétrolifères de la zone, en insistant sur ses conséquences dramatiques pour l'environnement et la population locale, méprisée et parfois violentée (notamment les femmes, fréquemment victimes de viols) par les représentants de la Compagnie. L'alcool, introduit parmi les tribus, a fait des ravages. La pollution des sols et de l'eau a chassé des tribus de leur territoire. La fréquence des cancers de l'estomac et de l'utérus, des leucémies, des fausses couches, d'enfants nés avec des malformations a atteint dans ces territoires des proportions inacceptables. Aucune infrastructure n'a été prévue pour traiter ces problèmes de santé. Pendant ce temps, les employés de
Texaco vivaient dans autre monde, un univers confortable et protégé avec hôpitaux et terrains de sport.
Il nous présente également l'histoire et le parcours de
Pablo Fajardo, fils de paysans analphabètes et d'un père alcoolique, originaire de la province de Manabí, sur la côte Pacifique, bien loin des tribus amazoniennes. Alors qu'il n'est âgé que de quatorze ans, ses frères aînés le convainquent de les suivre vers le nord, où il travaille dans une palmeraie, tout en suivant des cours du soir dans un lycée (il étudie de 18h à 3h du matin). C'est à cette époque qu'il découvre les penseurs de la lutte sociale : Gandhi,
Martin Luther King,
Che Guevara… C'est en tenant des permanences dans un presbytère qui accueille et tente d'aider les populations indigènes qu'il découvre les maux et les dures conditions de vie qu'ils doivent à l'exploitation pétrolifère.
Il présente, enfin, les étapes du combat et ses divers acteurs, avec à l'origine un livre, écrit par une avocate américaine, dénonçant les répercussions de l'action de
Texaco et sa déresponsabilisation, qui tombe entre les mains de l'avocat Cristobal Bonifaz, à l'origine de la judiciarisation de l'affaire. Suivent diverses manifestations et la constitution de l'Unión des Afectados por
Texaco, initiée par des hommes de loi américains et des représentants de tribus. Mais ces derniers ne sont pas dupes : les avocats américains voient surtout dans l'affaire une occasion de se faire une réputation. Aussi, ils incitent Pablo à faire des études de droit, que financent les prêtres du presbytère où il est bénévole, mais aussi des amis ou des voisins. Diplômé en 2003, il peut alors s'engager dans la lutte, dont il devient avec le temps l'un des fers de lance. C'est un combat long et difficile, ponctué de nombreuses désillusions.
Texaco met ses énormes moyens financiers au service d'une contre-attaque qui bafoue l'idée même de justice et les règles du droit. Il est notamment question de subornation de témoins, et même d'un juge. Tout cela traduit un arrogant mépris pour ces habitants d'Amazonie que l'on considère comme des humains de seconde zone, parmi lesquels des Indiens qui ont vécu des milliers d'années en paix avec une nature dévastée en l'espace de cinquante ans par la pollution, dont le mode de vie traditionnel a été anéanti. de quoi perdre tout espoir en la justice. Pourtant, unissant aujourd'hui leurs voix à celles d'autres victimes des multinationales, les sinistrés de Sucumbíos continuent de se battre. Parce que ce crime ne peut rester impuni.
Le récit, déjà fort instructif, est complété d'un dossier signé
Amnesty International, qui entre autres rend hommage à ces combattants et rappelle les dangers qu'ils encourent (60 % des assassinats visant des défenseurs de l'environnement sont commis en Amérique latine). L'ensemble constitue un documentaire solidement bâti, synthétique mais clair et complet. le propos est bien mis en valeur par un dessin agréablement coloré, aux traits parfois fondus, orgies de verdure et couleurs vives des vêtements des habitants de la forêt tranchant avec les représentations, aux teintes majoritairement grises ou noires, des ravages occasionnés par la pollution pétrolière.
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