On peut survivre à tout, quand on survit à sa mère.
Sur le bateau, dans les yeux épuisés de Vendredi, les bottes françaises, les tirailleurs français, les soldats de la pacification ; dans ceux de son mari silencieux, la traîtrise d’avoir manqué à son pays pour survivre en France ; tous deux voguent vers le pays des bourreaux, vers le pays des assassins de leurs frères et de leurs pères, ils voguent vers leurs sauveurs, vers leurs employeurs et ils vomissent. Ils sont vivants et veulent être heureux là-bas, là-bas d’où viennent ceux qui les ont mis à genoux au pied des Aurès.
Vendredi le sait confusément et ne comprend pas ce qu’elle a fait pour en arriver là.
J'ai envie de l'embrasser, tellement elle est belle dans cette joie folle. Mais je suis bien élevée, je n'ai aucune envie de recevoir une baffe ; je l'aime de loin.
L’amour maternel s’exprime chez elle comme chez certaines espèces animales qui laissent leur progéniture trouver elle-même un mode de survie. Et elle a ses raisons. Elle refuse le rôle inepte que la nature tyrannique impose aux femelles humaines parturientes.
A mesure que je deviens la fille de ma mère, je commence à la quitter. Cela m'émeut, m’étreint, me terrifie.
Des années à penser que je n’étais pas de son ventre, d'autres à espérer que l'on m'arrache à elle, d'autres encore à m'agiter pour ne pas lui ressembler, et enfin je comprends que Vendredi m'a faite à son image: je viens de son nombril. Que je le veuille ou non ,Vendredi sommeille en moi.
Outre un islam contondant et désordonné, Vendredi adore un Dieu dont elle est la meilleure pratiquante : la propreté.
Tous deux voguent vers le pays des bourreaux, vers le pays des assassins de leurs frères et de leurs pères, ils voguent vers leurs sauveurs, vers leurs employeurs et ils vomissent. Ils sont vivants et veulent être heureux là-bas, là-bas d’où viennent ceux qui les ont mis à genoux au pied des Aurès.
De ma mémoire algérienne, j'élève un brouillard de contes berbères où les tissus d'Orient soyeux caressent des cous coloniaux et des croupes de putes alanguies au coin des rues suintant la pauvreté. Ma vie de fille s'étend entre le rêve d'une Algérie des Mille et une Nuits et la réalité du bled aux rues tortueuses, entre le fantasme d'ne fière puissance guerrière et la réalité du regard envieux de ses habitants.
Tant qu'il y a de la vie, il y a de l'histoire