Absalom ! Absalom !
Traduction : R. N. Raimbault avec la collaboration de Ch. P. Vorce
ISBN : 9782070284849
L'apogée, le chef-d'oeuvre absolu. Un récit où quatre voix s'entremêlent étroitement dans une clameur pleine de tristesse, de désespoir, de férocité et de haine mais qui n'en reste pas moins, paradoxal et émouvant parallèle, un chant d'amour à la mémoire de ce Sud dont
Faulkner ne cessa de dénoncer l'arrière-plan de corruption et d'injustice mais qu'il ne s'avéra jamais tout-à-fait capable de renier en raison des racines puissantes qu'il y puisait et qui constituent l'essence même de son génie. Un récit qui descend en droite ligne du "Bruit & la Fureur", tant par la technique utilisée - ellipses, vérité qui se dévoile peu à peu, points de vue multiples - que par la réapparition, pour l'occasion, du personnage de Quentin Compson. Une nouveauté cependant : son père, faible, fin de race et dévoré par l'alcoolisme, que l'on distingue toujours comme un être passif dans "Le Bruit ...", est ici une voix majeure. Il faut dire qu'il n'est pas encore mort - le récit en lui-même se situe en 1909, année qui précède d'un an le suicide de Quentin et de trois le décès de Mr Compson - et que les souvenirs de son propre père lui permettent d'éclaircir divers éléments de la tragédie qui emporta la famille Sutpen. Autre différence : en dépit des réitérations multiples, de la sinuosité travaillée des phrases (qui ne sont pas sans évoquer pour nous, Français, les longueurs, parfois brillantes, parfois désespérantes, d'un
Marcel Proust) et du style quasi-hypnotique, lesquels portent tous fort bien la marque de l'auteur, la construction se révèle bien plus linéaire que dans "Le Bruit & la Fureur."
Faulkner est ici au sommet de son art : de la première majuscule au point final, il maîtrise tout et même si l'on se doute bien que cela ne dut pas être facile d'en arriver à une telle splendeur, l'ensemble s'élève avec un tel naturel, une telle aisance, une telle beauté que le lecteur finit par ne plus songer à la somme de travail que représente sans conteste "
Absalon ! Absalon !"
Les grands thèmes faulkneriens sont tous au rendez-vous : le Sud d'abord, celui d'avant la guerre de Sécession, puis de la Reconstruction, ce Sud qui mourut en 1865 à la reddition de Lee mais qui hante à jamais les Etats-Unis d'Amérique et qui, comble de ce raffinement qu'il symbolisait, parvient à se hanter lui-même - comme le dit si bien Wash Jones à Thomas Sutpen : "Y nous ont p'têt tués, mais y nous ont pas battus !" ; la famille maudite, écrasée sous le poids d'un patriarche dont le seul rêve fut de s'élever de sa condition de fils de tout petits fermiers des montagnes à celui de "gentleman du Sud" mais qui n'y parvint jamais réellement - en tous cas, pas de la manière dont il le souhaitait - parce que le Destin avait pipé dès le départ les dés avec lesquels il devait jouer sa partie ; la relation frère-soeur (et même frère-frère) aboutissant à un inceste aussi subtil que purement mental ; l'homosexualité latente, issue tout à la fois de la "virilité" imposée par le système sociétal que par les rapports que
Faulkner entretenait, via sa mère, Maud Falkner, avec l'image de la Femme ; et, bien entendu, le Malheur, le Drame qui naît de tous ces non-dits sexuels au sein d'une société qui n'entendait vivre dans la mémoire des hommes que par son panache, sa bravoure et cette chevalerie dont "Autant En Emporte le Vent", sorti d'ailleurs la même année que "
Absalon ! Absalon !" est le reflet résolu et prêt à tout pour occulter l'autre visage du Sud.
On le dit souvent : "
Absalon ! Absalon!" et "Autant En Emporte le Vent" sont de parfaits opposés qui se complètent admirablement l'un l'autre. En outre, leurs auteurs respectifs, l'un en dénonçant avec fureur, l'autre en encensant avec ferveur, communient tous deux à la même source, devant l'autel sacré du Vieux Sud dont ils sont et seront toujours les enfants. Si "Autant En Emporte le Vent" offre le beau visage tourmenté mais idéaliste, voire utopique d'un romantisme qui se voile volontairement la face, "Absalon ..." prend à sa charge la part d'ombre du Sud qui n'est jamais aussi cruelle ni aussi franche que dans l'exploitation sexuelle de la femme noire. En n'hésitant pas à faire des enfants aux plus jolies esclaves de leurs domaines, les notables blancs ont été les premiers à contrevenir à la règle qui fonde leur société : en succombant à leur instinct sexuel, ils ont corrompu leur credo initial et hautement racial qui voulait que le sang noir ne se mélangeât sous aucun prétexte au sang blanc. Déjà, dans "
Lumière d'Août", avec le personnage de Joe Christmas,
Faulkner nous avait fait plonger au coeur de la tragédie que ce mélange engendrait pour ceux qui en naissaient - bien que le doute soit maintenu jusqu'à la fin sur les supposés ancêtres noirs de Joe. Avec "
Absalon ! Absalon !", il mène le thème jusqu'à son explosion ultime, et ce avec un sadisme redoutable et un esprit que certains n'hésiteront pas à qualifier de "tordu" bien que, aussi sûrement qu'il a existé des planteurs comme Gerald O'Hara, le Sud a eu son lot de Thomas Sutpen.
En effet, Sutpen a eu un fils d'une première épouse dont il ignorait qu'elle avait du sang noir. Il la répudie en lui laissant cependant tous les biens qu'il avait pu acquérir à l'époque et il repart à l'aventure. Vingt ans plus tard, remarié avec une jeune fille de la meilleure société mississippienne, il a deux autres enfants, un fils, Henry, et une fille, Judith, lesquels développent avec le temps cette complicité troublante et semi-incestueuse qui existait déjà dans "
Le Bruit et la Fureur" entre Quentin Compson et sa soeur, Candace. A l'université, Henry fait la connaissance de Charles Bon, qui est en fait son demi-frère et l'introduit alors dans sa famille. Les sentiments que Henry porte à cet homme dont il ne soupçonne absolument pas la parenté étroite qui les rapproche,sont au moins aussi ambigus que ceux qu'il éprouve envers leur soeur, Judith, et, pour résoudre le problème, l'idée lui vient de concocter un mariage entre les deux êtres qu'il aime le plus au monde, Charles et Judith : ainsi, tous trois resteront unis. Ce qui amène bien sûr Thomas Sutpen, au courant depuis le début la véritable identité de Charles, à dévoiler la vérité à Henry après avoir cherché à justifier son opposition au mariage par l'histoire d'une autre union, que Charles a conclue avec une octavonne de la New-Orleans dont il a d'ailleurs un fils ...
Les voyez-vous, l'ampleur, la grâce et la cruauté de cette superbe toile tissée - sans aucun pathos, rassurez-vous - par cette araignée sans égal qu'est le Destin ? Eh ! bien, ajoutez-y les obsessions personnelles de
Faulkner et la maîtrise indéniable qu'il possédait à l'époque de toutes les méthodes modernistes qu'il avait mises et remises à l'épreuve dans les romans précédents, et vous commencerez à vous faire une (faible) idée d'"
Absalon ! Absalon !", livre que nous tenons, à notre humble avis, pour le meilleur texte de son auteur, l'un de ces textes qu'on lit, qu'on relit et qu'on relit encore parce que l'on y découvre toujours quelque chose de nouveau.
De toutes façons,
Faulkner est un auteur qu'il faut non seulement lire - bien que la prise de contact soit souvent très difficile - mais qui, après, ne vous lâche plus et que vous reprenez périodiquement sur vos étagères en vous demandant toujours et encore par quel miracle on peut atteindre un tel niveau dans l'écriture et la technique du récit. C'est le propre du génie, nous direz-vous. N'empêche : on n'arrête pas de se demander comment et pourquoi. Mais lisez vous-même "
Absalon ! Absalon !" : vous verrez bien. ;o)