Dans
Virginia,
Emmanuelle Favier a choisi d'évoquer l'enfance et la jeunesse de celle qui deviendra
Virginia Woolf. Après quelques pages introductives replaçant la naissance de Miss Jan dans son contexte historique et familial, chaque chapitre retrace une année dans la vie de
Virginia Stephen jusqu'à ses 22 ans, l'âge de sa naissance en tant qu'écrivaine. le roman s'achève après la mort du père de
Virginia,
Leslie Stephen, mort qui à la fois la fait sombrer dans la dépression, et l'autorise à devenir écrivaine ! La rencontre avec
Leonard Woolf vient d'avoir lieu ; le déménagement à Bloomsbury est imminent… C'est bien une nouvelle vie qui s'annonce ! Chaque chapitre, qui se déroule du printemps à la chute des feuilles, est jalonné de dates : ce sont les dates de naissance et de mort des personnalités survenues dans l'année, ce qui ancre encore davantage le roman dans son époque.
« (…) il faut bien mettre un peu de biographie dans la vie, parler bretelles, goûts alimentaires et dates, tout en évitant de produire des figures de cire »
On est loin des « figures de cire », dans
Virginia. le choix du roman permet une parfaite intériorisation des personnages :
Emmanuelle Favier décrit remarquablement bien l'ennui qui pèse sur la jeune
Virginia, dans cette grande demeure victorienne où
elle se sent seule, elle qui aurait eu besoin des démonstrations d'affection que sa mère adorée n'avait pas le temps de lui prodiguer : « la vie dans la couvée est un combat permanent pour exister ». Elle montre les angoisses et les blessures de la jeune fille : les peurs nocturnes, les périodes de dépression (« le monstre »), les gestes incestueux de ses demi-frères, la mort de sa mère trop tôt survenue. Tout cela, si l'on y rajoute une généalogie où circule la démence, annonce la fragilité future de l'adulte. L'auteure évoque régulièrement le thème de l'eau et de la noyade, très présent dans la tête de
Virginia, autre signe prémonitoire.
L'auteure restitue également à merveille la souffrance de
Virginia vis-à-vis du carcan dans lequel vivent les femmes dans l'Angleterre victorienne : Miss Jan ne comprend pas pourquoi elle ne peut pas aller à l'école comme ses frères. Une femme est faite pour se marier et avoir des enfants… Heureusement, Miss Jan assouvit ses penchants intellectuels dans la lecture et dans l'écriture (journal, lettres…, en attendant le grand saut).
J'aime beaucoup la posture de la narratrice/auteure : elle utilise régulièrement le « nous » qui englobe le lecteur dans ses réflexions : « l'événement marque la très jeune fille, nous ne serions pas étonnés qu'elle en parle encore plus de quarante ans après. »
Emmanuelle Favier aime semer de petites scènes qui écloront dans les
oeuvres de
Virginia Woolf, comme lorsque sa mère décide d'aller acheter elle-même les fleurs pour la réception qu'elle organise (clin d'oeil à
Mrs Dalloway !).
J'ai été complètement subjuguée par l'écriture d'
Emmanuelle Favier : une écriture fluide bien que riche, imagée et percutante, extrêmement élégante, où l'on retrouve le même amour des mots que chez
Virginia Woolf.
Emmanuelle Favier rend hommage aux mots oubliés, comme cadratin, esperluette, mandorle… Cela donne envie de lire sa poésie !
Comme dans tout biopic, on peut se demander ce qui tient du vrai et de la fiction dans
Virginia.
Emmanuelle Favier semble livrer une réponse, à propos de l'oeuvre
Virginia Woolf : « La question se pose, du vieux rapport entre vérité et vraisemblance, entre ce que l'on invente et ce que l'on rapporte du monde, à se demander si ce n'est pas au bout du compte la même chose. Celui qui écrit est la seule réalité au moment où cela s'écrit ».
Quoiqu'il en soit, saluons l'immense travail de recherche mené par l'auteure : elle est allée sur toutes les traces de la grand dame, a emprunté les mêmes lignes de chemin de fer, a lu toutes ses lettres et journaux : elle témoigne d'une très grande admiration pour
Virginia, et nous montre des aspects méconnus de sa personne, son sens de l'humour notamment. Quelquefois, toute à son admiration,
Emmanuelle Favier semble presque dépassée par son personnage : « nous avions beau savoir combien il est important de surveiller le monstre, nous avions fini par nous faire à ses affleurements et c'est à peine si nous y prêtions encore attention. Nous avons été de bien mauvais témoins, qui ne voyions que ce que nous voulions voir. A trop guetter la littérature, nous en avions oublié que la détresse n'est pas seulement matériau mais frein et empêchement et occasion mortelle. Nous en avons oublié que l'art ne sauve pas de tout. »
Un grand coup de coeur pour ce roman éclairant et passionnant, touchant, érudit juste ce qu'il faut, qui donne envie de lire ou relire
Virginia Woolf.