Mon fils, j'en conclus que la guerre sera longue, et que ton retour et celui de Myriam devient de plus en plus hypothétique. Il est de ton devoir de l'informer de tout, mais intelligemment et progressivement, ménageant du mieux possible sa sensibilité, tout en l'assurant de la naissance de sa nouvelle famille, la nôtre.
Mon fils, vous allez peu à peu être modelés, déstructurés, reconstruits, tout cela dans l'anonymat du pourtant formidable impact du milieu ambiant sur les êtres. Sans le vouloir, parfois sans vous en apercevoir, vous allez bientôt parler de démocratie et de laïcité, de liberté totale d'expression, d'émancipation et d'égalité entre l'homme et la femme, et de liberté des moeurs. Vous allez vider totalement votre tasse de café, alors qu'ici vous étiez censés en laisser un peu au fond, en signe de votre permanente satiété. Vous direz :" J'arriverai demain" et vous oublierez d'y ajouter :" Si Dieu le veut. ". Vous mangerez le hommos avec une fourchette et vous ne saurez plus vous servir de notre pain plat, comme moyen de préhension. Vous ne saurez plus également garder vos anciens, comme cela se fait encore ici et en bien d'endroits autour de la Méditerranée.
Vous serez des personnes certainement brillantes, diplômées, enrichies par mille qualités cartésiennes, à la pointe de toutes les technologies et les idées d'avant garde, mais vous ne serez plus jamais les petits Libanais que vous auriez été si vous aviez eu la chance de grandir sous les oliviers de votre village natal.
Appauvrissement ou enrichissement, authentiques ou multiculturels, un principe reste certain, les pierres de taille ne redeviennent jamais des rochers. Certains devenirs ne souffrent pas de retour, mais néanmoins vous resterez toujours les enfants de nos coeurs.
Ta mère, ton frère, et moi-même vous embrassons.
Boulos.