Innocent s’en foutait royalement, il retirait la crasse sous ses ongles avec le même satané cure-dent qu’il avait tout à l’heure dans la bouche. La beauté du monde, c’était pas son affaire, lui, il ne s’intéressait qu’aux saletés de son corps.
Fallait voir ! Le jour de leur mariage, Papa n’en revenait pas de lui avoir passé la bague au doigt. Bien sûr, il avait un certain charme, le paternel, avec ses yeux verts tranchants, ses cheveux châtain clair veinés de blond et sa stature de Viking. Mais il n’arrivait pas à la cheville de Maman. Et c’était quelque chose, les chevilles de Maman ! Ca inaugurait de longues jambes effilées qui mettaient des fusils dans le regard des femmes et des persiennes entrouvertes devant celui des hommes.
Au temps du bonheur, si l'on me demandait "Comment ça va ?", je répondais toujours "ça va !". Du tac au tac. Le bonheur, ça t'évite de réfléchir. C'est par la suite que je me suis mis à considérer la question.
Une chaîne d’infos en continu diffuse des images d’êtres humains fuyant la guerre. J’observe leurs embarcations de fortune accoster sur le sol européen. [...] On ne dira rien du pays en eux. La poésie n’est pas de l’information. Pourtant, c’est la seule chose qu’un être humain retiendra de son passage sur terre. Je détourne le regard de ces images, elles disent le réel, pas la vérité. Ces enfants l’écrieront peut-être, un jour. Je me sens triste comme une aire d’autoroute vide en hiver.
Ma vie ressemble à une longue divagation. Tout m’intéresse. Rien ne me passionne. Il me manque le sel des obsessions.
Quand on quitte un endroit, on prend le temps de dire au-revoir aux gens, aux choses et aux lieux qu'on a aimés. Je n'ai pas quitté le pays, je l'ai fui.
Nous étions tristes d'être privés de ces choses dont nous nous étions passés jusque-là.
les grandes vacances, c'est pire que le chômage. Nous sommes restés dans la quartier pendant deux mois à glandouiller, à chercher des trucs pour occuper nos mornes journées.
Cet après-midi-là, pour la première fois de ma vie, je suis entrée dans la réalité profonde de ce pays. J’ai découvert l’antagonisme hutu et tutsi, infranchissable ligne de démarcation qui obligeait chacun à être d’un camp ou d’un autre. Ce camp, tel un prénom qu’on attribue à un enfant, on naissait avec, et il nous poursuivait à jamais. Hutu ou Tutsi. C’était soit l’un soit l’autre. Pile ou face. Comme un aveugle qui recouvre la vue, j’ai alors commencé à comprendre les gestes et les regards, les non-dits et les manières qui m’échappaient depuis toujours.
Le génocide est une marée noire, ceux qui ne s'y sont pas noyés sont mazoutés à vie.