Je consacrais des heures chaque jour plus nombreuses à m'immerger dans l'eau. J'apprenais son contact sur ma peau. Je me découvrais des envies de traiter le courant de noms obscènes ou crus, mais rien ne me venait. Que des noms féminins : l'onde, toujours, et je m'interrogeais sur la symbolique des ondines. Pourquoi choisir des figures féminines quand le fleuve charriait une telle masse d'eau, avec une telle puissance ?
("La danse au bord du fleuve")
A moins que j'aille me fondre à la pierre, quelque part, pour devenir muraille à mon tour. Ma peau se dessèche déjà. Mon visage n'est plus qu'un nid de démangeaisons, et le bout de mes doigts commence à s'effriter. Si je ne me dépêche pas de gagner du répit en capturant une nouvelle prise, je perdrai bientôt l'usage de mes mains. Venise préférera sans doute cette fin-là : lente et raffinée à la fois.
("La cité travestie")
Cette nuit-là, j'ai fait un vœu.
Sur une impulsion soudaine, parce que ces statues me rappelaient des images anciennes de cercles de pierre, avec la crainte immémoriale rattachée aux énigmes. Toutes ces superstitions ancrées profond, aujourd'hui encore, et qui refont surface dès qu'on s'éloigne des villes. Je ne sais plus trop ce qui m'a pris. Mais sur le moment, ça paraissait couler de source.
[Notre-Dame-Aux-Écaille]
C'est curieux, quand j'y pense, l'idée même d'un train de nuit : voyager endormi pendant que l'univers bouge autour de soi. On se déconnecte quelques heures, on abdique en laissant les autres faire le travail. Partagé entre le sommeil, la vibration qui nous berce et l'envie d'enregistrer toutes ces sensations, les kilomètres de rail, la conscience du monde qui défile là-dehors.
[Le train de nuit]
Fermé sur sa propre douleur, on oublie vite ce qui nous entoure.
On n'apprécie jamais de voir ses défauts en négatif chez les autres, même chez les amis de passage.
p.114.
on jalouse par réflexe le sort du voisin pour oublier le malaise qui nous colle à la peau.
p.111.
J'étais partie seule en vacances pour « faire le point », comme on dit : mettre les choses entre parenthèses en prenant de la distance. Mais les problèmes, à mon retour, seraient toujours là.
p.86-7.
- T'en as jamais marre, Alison ? De devoir toujours courir sans s'arrêter pour souffler. Tu n'as jamais cette impression de marathon permanent ? Je ne te parle même pas des grosses tuiles ou des sales périodes, juste... de devoir se lever le matin, aller bosser, répéter les mêmes gestes, tout le temps, et de se coucher le soir en sachant qu'il faudra recommencer le lendemain. Ça n'arrête jamais. T'as déjà ressenti ça ?
Elle fait signe que non, l'air distrait. Mais ne répond rien.
p.82.
- Mais le plus bizarre, c'est ta réaction juste après. Tu restes là comme une débile, le temps de comprendre que tu viens de faire... une connerie, tu sais, une vraiment monstrueuse. Et le premier truc qui te traverse l'esprit, c'est : Je fais quoi ? Même pas le réflexe d'être désolée pour lui, ou de me dire qu'il va me manquer, ou... Enfin, d'abord tu te sens anesthésiée, et puis la panique monte d'un coup, et la seule putain de question que te traverse le crâne, c'est : Et maintenant, je fais quoi ?
Alison ne me quitte plus des yeux. À chaque mot prononcé, tout me revient en pleine figure. La seconde de terreur et d'indécision, l'engourdissement, et plus moyen de bouger de là. Juste de me demander : Je fais quoi ? Je m'enfuis, je reste là, je préviens les flics, la famille, les voisins, je file à l'étranger, n'importe quoi, mais quelque chose. Il faut réagir, et vite.