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C'est souvent au moment où la grande faucheuse étend son ombre menaçante que surgit le pressant besoin d'une action rédemptrice chez le futur décédé. Dans un brutal souci de délivrance, il fait le bilan de sa vie, il cherche à réparer les injustices, turpitudes, trahisons et autres haines dont il se sent coupable, avant le grand saut dans l'éternité. Damian Baxter n'échappe pas à cette tendance humaine. Atteint d'un cancer en phase terminale, il se souvient in extremis, avoir reçu 20 ans plus tôt, la lettre anonyme d'une femme qui l'accusait d'avoir gâché sa vie à cause d'une grossesse non désirée 19 ans auparavant. Damian souhaite léguer son immense fortune à cet enfant inconnu. Pour le rechercher, il convoque son meilleur ennemi, le narrateur, lui confie une liste des femmes qui pourraient chronologiquement être la mère de ce descendant accidentel. Le narrateur et Damian se sont connus en 1968 à Cambridge. Le premier évolue dans un monde moribond dont il connaît et applique tous les codes multiséculaires, celui de l'aristocratie, des fortunes et titres héréditaires, des tableaux d'ancêtres sur les murs de demeures historiques. Le second appartient au monde émergent, celui de la roture qui doit travailler pour vivre, des self-made men, des parvenus, des nouveaux riches, le monde de ceux à qui leur éducation n'a pas inculqué à quelle heure exacte et en quelles circonstances précises il faut porter une jaquette, une queue-de-pie ou un smoking, sous peine d'être ridicule. Damian fait figure de Rastignac au cours de cette ultime saison 68, il utilise son ami pour s'introduire frauduleusement (sans carton d'invitation) dans ces bals des débutantes qui apparaissent avec le recul comme des foires aux mariages, où les jeunes filles bonnes à marier de l'année sont présentées aux prétendants de l'année riches et généalogiquement cooptés par leurs parents. Passé imparfait est très habilement construit : le lecteur apprend dès les premières pages du roman que l'amitié entre Damian et le narrateur a été irrémédiablement brisée au cours d'événements mystérieux qui se sont déroulés au Portugal en 1970. Il s'agit d'un premier suspense auquel s'en ajoute un second : qui peut bien être cette énigmatique maman qui a donné naissance au fruit d'une éphémère aventure ? Un lecteur perspicace se dit que la dernière femme rencontrée sera la bonne. Oui mais, méfiez-vous de Julian Fellowes, il connaît son boulot. Les rencontres que va provoquer le narrateur avec Lucy, Dagmar, Serena, Joanna, Terry, Candida pour percer leur secret, sont l'occasion pour l'auteur de dresser de magnifiques portraits de femmes. Toutes sont issues de l'aristocratie, et ont été les premières victimes de ce système élitiste qui ne leur conférait comme seules compétences que celles d'hameçonner des hommes de leur rang, puis d'enfanter des héritiers. Toutes ont vécu l'effondrement de leur monde, la ruine financière de leurs familles, toutes ont survécu, plus ou moins mal. Julian Fellowes s'adonne à une longue et lente déambulation dans les méandres des quatre dernières décennies. En ethnologue, il décrit dans les moindres détails les manies alimentaires ou vestimentaires, les règles immuables de cette curieuse tribu qui a forgé sa propre perte à force d'immobilisme. Dans certains chapitres, j'ai également eu l'impression d'être au zoo du Lunaret, devant une cage contenant les derniers specimens d'une espèce en voie de disparition, mi-fascinée par leur rareté, mi-effrayée à l'idée qu'ils pourraient me dévorer dans une quelconque jungle, surtout sociale. Positionné en observateur, Julian Fellowes a l'élégance, malgré ses origines, de ne pas se montrer rétro-utopiste, aigri, revanchard ou politiquement incorrect. En apparence au moins, il donne l'impression d'accepter les mutations de la société. Il possède en outre, cette faculté remarquable de rendre sympathiques, quelquefois attendrissants, des aristocrates confits dans l'hypocrisie, bornés, hautains, condescendants, odieux avec leur domesticité, leurs épouses et surtout leurs filles. J'ai apprécié ce roman crépusculaire et doucement mélancolique, chronique douce-amère, au moindre détail authentique puisque vécu par l'auteur, comme on apprécie de lire un document historique ou de regarder une photo sepia qui restitue l'ambiance d'une époque révolue et permet de mesurer le temps qui passe. + Lire la suite |