Citations sur Passé sous silence (29)
Une anecdote sombre entacherait à jamais cette exécution menée avec tant d'habile diligence. Ce matin-là, une lettre arriva au courrier présidentiel. Elle avait été postée le samedi par le père du condamné. Le vieil officier plein de malheur pliait sa rigueur et demandait la grâce de son fils. Et c'était son camarade de promotion et son héros, (...), qu'il adjurait. Les lettres arrivent parfois après la mort. Les affaires d'Etat abritent aussi des affaires personnelles. Les impostures privées s'inspirent et se drapent dans les valeurs anciennes. Nul ne sut quel effet fit à son destinataire cette triste et tardive missive, et l’impossibilité d'y répondre. Où rangea-t-il ce document tragique et ce souvenir honteux ?
Croit-on jamais que ce qu'on édifie à deux vaut moins pour l'autre que ce que de lui on ignore ?
Le monde ne connaît plus grand-père. Il y a des millions de grands-pères oubliés, soldats qui découvrirent la guerre réelle après avoir rêvé une guerre imaginaire. Ils criaient dans les embuscades, se tourmentaient d'avoir tué, pleuraient leurs compagnons morts. Un cadavre mutilé, ils pressaient deux mains sur leur bouche. Ils sont morts. Chacun, pour l'Histoire, est englouti, déshabillé dans l'énorme chiffre des pertes.
Les colons d'ailleurs se taisaient d'autant mieux que commençait leur massacre. On peut dire qu'ils étaient aussi occupés à mourir qu'à partir. Les détonations des armes envahissaient l'air brûlant, effaçant celles de la mer sur les rochers. Vers les quais des ports affluaient les survivants avec leurs valises. Ils avaient compris que le Vieux Pays les abandonnait, ils ignoraient encore qu'ils y seraient mal reçus. Ils prenaient les bateaux, et la mer d'acier bleu les portait loin de leur terre natale. Ils quittaient toute leur vie. Car dans les rues, c'était mains contre le mur qu'ils finissaient fusillés, tandis que leurs oreilles emplissaient des sacs mis au réfrigérateur.
Les cloportes ! Les cancrelats ! Ils pourrissent tout ce qu'ils touchent ! Et on vient me voir ! Que voulezvous que je raconte ? Nous sommes gouvernés par des incapables. Ils perdront la guerre et la terre ! Ils perdront tout ! Sauf ce dont personne ne veut ! Qui sait ce qui nous restera ? Ah les imbéciles ! Et les miens amis qui se mêlent de ces pitreries ! Ils ne sont pas les derniers à se jeter sur la soupe ! Qui l'eût cru ? Mais si, mais si ! Déroulez leur des tapis rouges ? Ils y courent, dans n'importe quelle direction ! Donnez-leur un fauteuil ? Ils s'y ligoteraient plutôt que de risquer d'en bouger ! Les peigne-culs ! Il n'y a plus d'Etat. Ils n'ont pas les moyens d'agir, mais ils s'échinent à croire le contraire. Chateaubriand l'écrivait : L'ambition sans la compétence est un crime !
Il y a entre deux êtres une distance infranchissable que l’amour fait oublier mais qui demeure irréductible. Jamais on n’entre dans le je de l’autre. Et c’est souvent dans son jeu qu’on s’abîme.
Il avait déjà préféré un livre à un crépuscule, un paysage, un troupeau d'éléphants vu du ciel !
Monsieur, je vous remercie dit-il à l’avocat. Il était rancunier mais jamais impoli, et sa courtoisie prenait parfois une tournure cruelle ou impertinente. Comment déjouer de pareils tours? Monsieur, je vous remercie. Le général n’aurait pas d’autre mot. Le silence était le tabernacle de sa vengeance.
Il ne mentait jamais, mais il omettait facilement. Et les interlocuteurs faisaient le reste du travail : ils interprétaient à leur idée. La vérité et le désir se jouent bien des tours [...].
L'oubli est la grande vérité de l'Histoire : sa trappe la plus cruelle. Beaucoup de héros honorables, comme beaucoup de faibles, de lâches, et même de traîtres, tombent dans l'oubli.