On est aussi écrivain par goût du jeu. (p.13)
Le monde est beau, me disais-je pour achever de me persuader. Surtout en Corse, c'est même un grand sujet de tourment pour ceux qui y vivent: la beauté vous assiège partout où vous posez les yeux. ce n'est pas de tout repos, contrairement à ce que pensent la plupart des lecteurs de ces lignes. (p.12)
"A l'époque où j'ai perdu mon grand-père, à qui j'étais très attaché, je chantais, ou plutôt chantonnais, la messe des vivants. Jamais je n'avais chanté la messe des morts, plus difficile, plus lente.
"La messe des morts fut chantée pour ses funérailles.
"Quelle messa mi parse più bella chè mai. (Cette messe me parut plus belle que jamais.)"
Petru date de ce jour-là la révélation de son désir de chanter la messe des morts et celle des vivants. (Di cantale morte e viva.)
Nous étions enveloppés dans cette douce gaieté qui illumine l'amitié.
Dans le chant, que signifie ce regard?
- La communion, la justesse, l'harmonie idéale du même souffle.
Le duende est l'érotisme lié à l'esthétique et transcendé par le souffle, le sombre génie qui habite les artistes les plus talentueux et les plus noirs.
On le sait : les artistes sont superstitieux. J'étais à l'affût, mais je suis entrée dans cette soirée sur la pointe des pieds. Je suis partie assez tôt de Saint-Florent. Il faisait encore jour. Je n'ai pas pris la route impériale, mais celle de Suerta. La nuit, vue de cette hauteur, Bastia illuminée ressemble à un flipper électrique.
Le long de ce chemin, que j'emprunte rarement, je note des constructions nouvelles et surtout le délabrement de deux maisons isolées que j'ai toujours aimées pour leur couleur - l'une, bleu pâle, et l'autre, rouge lie-de-vin.
Posées sur un promontoire, ces petites maisons au toit pointu avaient pour seuls avantages des jardins en terrasse et des fenêtres étroites, donnant sur toute la vallée, l'étang de Biguglia, le large. Je rêvais d'y écrire des romans ou des études austères. Mais les toits sont effondrés, les fenêtres noires, les volets brisés, les jardins en friche. Ces ruines sont à vendre. Les maisons sont livrées aux fantômes.
Et les migliacciolli qu'on préparait à l'avance! On mélangeait la pâte à pain à du fromage frais et on les cuisait dans le four à pain. Le migliacciu est large et plat, comme une tarte écrasée. On prenait une fine brindille, dont on se servait comme d'une grosse aiguille, et, sous le migliacciu, on fixait une belle feuille de châtaignier séchée qu'on prenait garde de ne pas déchirer. Elle était imprégnée du gras de la pâte, noircissait et parfumait le mets. Quand on mordait dans le migliacciu, un goût de sous-bois, d'automne, de fumée poivrée vous emplissait la bouche.
«Cependant, je n'ai jamais réussi à expliquer d'une façon satisfaisante à certains étudiants de ma classe de littérature les principes de la bonne lecture, qui veulent que l'on lise le livre d'un artiste, non pas avec son cœur -le cœur est un lecteur particulièrement stupide-, non pas avec son cerveau seul, mais avec son cerveau et sa moelle épinière. Mesdames et messieurs, c'est le frisson dans la moelle épinière qui vous dit en vérité ce que l'auteur a ressenti ou a voulu que vous ressentiez.» Vladimir Nabokov