Le récit est présenté de manière originale : en célébrant cette messe, le parrain est dans la souffrance et ses idées partent un peu dans tous les sens, les souvenirs remontent et se mêlent au rituel.
C'est lui qui a offert l'appareil photo à Antonia car depuis l'enfance elle était fascinée par les photos de famille, la trace laissée par les anciens, ne sachant pas qu'il allait déclencher une vocation et à partir de ce jour elle ne va cesser de « mitrailler »… des scènes de crimes pour le journal qui l'emploie, des scènes de guerre ou des mariages, des familles.
Jérôme Ferrari nous raconte, certes, l'histoire d'Antonia qui grandit dans la violence de la Corse et des indépendantistes, avec des fréquentations que le parrain n'apprécie pas. Son fiancé aime la violence, notamment une scène où il tabasse un touriste devant sa femme et ses enfants, s'acharnant dur lui à coups de pieds, simplement parce que celui-ci l'a bousculé involontairement. Paradoxalement il va chercher à retrouver ce touriste le lendemain pour s'excuser.
Il nous raconte surtout la Photographie, ce qu'elle signifie : la fixation sur la pellicule d'un moment, d'un geste, de la mort. La photo témoigne que l'instant a existé, ne dit-on pas qu'on a immortalisé un évènement ou l'expression d'un visage (chacun se souvient du cliché de la jeune afghane qui a fait le tour du monde !) avec un paradoxe : saisir l'immortalité l'espace d'une seconde.
« le regard ne s'appuie sur les images que pour les traverser et saisir, au-delà d'elles, le mystère éternel et sans cesse renouvelé de la Passion. Oui, les images sont une porte ouverte sur l'éternité. Mais, la photographie ne dit rien de l'éternité, elle se complaît dans l'éphémère, atteste de l'irréversible et renvoie tout au néant. Si elle avait existé à l'époque de Jésus, le Christianisme ne se serait pas développé ou n'aurait été, au mieux, qu'une atroce religion du désespoir. » P 108
Saisir un visage pour s'en souvenir, mais aussi pour prouver qu'il a existé. Fixer une émotion, ou la mort. Antonia est fascinée par la mort, et ceci va la conduire à partir en Yougoslavie pour témoigner des atrocités commises quel que soit le camp. Mais, la mort ne se banalise pas surtout quand elle est violente et la jeune femme ne développera jamais les clichés qu'elle a pris pendant cette guerre.
"… Il se demandait ce qu'elle pouvait bien avoir vu pendant ses séjours dans l'effondrement sanglant de la Yougoslavie d'où elle n'avait finalement rapporté aucune photo, malgré le temps et l'argent investis dans ce voyage dont elle rêvait, mais elle refusait de dire quoi que ce soit…" P 107
Le parrain est un personnage très intéressant, sa tendresse contrastant avec la dureté de sa soeur. Il a du mal à gérer sa messe, assailli par ses souvenirs, sa culpabilité (c'est lui qui a offert l'appareil à Antonia) son envie d'être ailleurs pour donner libre cours à son chagrin, ses doutes… à l'exception du premier chapitre, et de ceux racontant d'autres photographes ou évènements, la messe va servir de toile de fond.
La violence est partout dans cette Corse que l'auteur nous raconte, elle est dans la rue, dans les règlements de compte, dans la famille, avec cette mère toxique, qui mène tout le monde à la baguette, programmant elle-même ce que doivent faire ou penser sa fille Antonia, mais aussi son fils,
Marc-Aurèle, ou son mari : cette mère qui lui assène, lorsqu'elle veut partir en Yougoslavie, qu'elle n'a plus de fille, ou qui exige qu'elle rentre immédiatement malgré la fatigue qui sera fatale, ou qui fait pression sur propre frère pour qu'il dise la messe de funérailles…
Au passage,
Jérôme Ferrari évoque des histoires de photographes qui n'ont rien à voir avec Antonia mais témoignent de leur temps, de leurs guerres. On parcourt le temps avec la Tripolitaine en 1911 avec des clichés de morts atroces, 1913 et les premières photos en couleurs, 1980 avec les arrestations en Corse, les procès…
On pourrait avoir l'impression que l'auteur nous embrouille, en cultivant ainsi le mélange des époques et des pays, sous fond de mouvements indépendantistes, or il n'en est rien, tous les sujets évoqués s'intriquent, prennent tout leur sens.
Ce roman interroge, bouscule le lecteur, ne le laisse jamais indifférent, le prend à témoin presque. J'ai retrouvé le même ressenti qu'à la lecture de « Sermon sur la chute de Rome » qui m'avait laissée un peu désemparée, me demandant si j'avais bien compris ou l'auteur voulait en venir, tout en aimant ce que je lisais.
Un auteur à part donc…
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