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Critique de FELIBIEN


Une interview radiophonique de Christophe Ferré m'a donné envie de lire La Révélation de Chartres, son dernier thriller. Ce n'est pas un documentaire sur la cathédrale mais un livre qui la met en scène dans le cadre d'une fiction. L'intention de l'auteur est de nous tirer hors de l'indifférence qui rend obsolètes les objets du patrimoine trop connus. Pour réhabiliter notre perception des choses du passé il nous rapproche de leur cause : il fait revenir à la conscience cette longue chaîne, qui, des rêveurs aux décideurs, des ingénieurs aux simples exécutants, des artistes aux techniciens, a permis la réalisation de tous ces grands projets visionnaires. Comme le pacte romanesque doit être respecté, parce qu'on est bien dans un roman, l'auteur s'en tient à un cas concret, celui de la cathédrale de Chartres. Ici donc, il s'agit de comprendre comment est venu à cette cathédrale ce caractère trempé, pourquoi aujourd'hui elle "se présente toujours comme une provocation, avec ses huit-cents ans, fichée dans la terre et lancée vers le ciel, dans un enracinement et un détachement inégalables" (l'animatrice de télé Mireille Dumas, née à Chartres justement).

Son architecture reflète le bouleversement que connaît l'Occident, à partir du XIème siècle, avec le développement des villes, avec la prospérité économique, avec la rencontre des mondes autres, en particulier le monde musulman. Chartres n'est pas soumise, ni au royaume de France balbutiant, ni à la papauté affaiblie par des conflits internes ; elle est rattachée au petit comté de Blois et Champagne ; autant dire qu'elle dispose de toute la liberté que procure la décentralisation. Moment opportun, précédant la montée en puissance de l'Etat monarchique (dont l'Etat énarchique actuel est la continuation). Curieuse de tout, Chartres s'enrichit aussi bien du savoir de l'Antiquité, que des apports culturels résultant des croisades, que de l'expérience de la mixité d'El Andalus. Débordant du cadre convenu de l'idéologie de son temps, la cathédrale recrée le monde à sa manière : audace intellectuelle, technique, spirituelle, la cathédrale est un antivirus contre le conformisme. Par opposition, Notre-Dame de Paris, oeuvre voulue par Philippe Auguste, aura incarné quelques années plutôt l'idéologie de la centralité politique.

C'est à la recherche de ce grand moment de liberté créatrice que part ce livre. le début se passe dans la crypte, c'est-à-dire dans les soubassements de l'actuelle cathédrale, laissés par les édifices préexistants : une jeune américaine chargée d'un chantier archéologique se retrouve sans le savoir en train de réaliser une prophétie du XVIème siècle qui ébranle un empire industriel. Menacée de mort, l'héroïne traverse les épreuves et aboutit à une découverte surprenante, découverte fictionnelle mais bien dans l'esprit de l'Ecole de Chartres, inspiratrice du programme architectural et iconographique de la cathédrale.

Cette archéologue - personnage central du livre - est poussée à l'action par les événements qui lui tombent dessus. Elle fuit la police parce qu'elle est accusée d'avoir tué, fuit les mercenaires du groupe industriel parce qu'ils veulent la tuer. Mais, telle une navigatrice bravant les tempêtes, elle garde le cap. L'urgence de la situation l'oblige à la penser en la réduisant à des questions simples (où-quand-qui ?) ; elle doit se fier à son instinct, accepter l'aide des autres ; observer, plutôt qu'exploiter un savoir constitué ; elle a la foi du chercheur, et elle trouve. L'héroïne est la figure du pragmatisme qui rend optimiste parce qu'il est lié à l'action concrète, contrairement à l'intellectualisme qui rend pessimiste parce que la conscience de la complexité paralyse l'action. Elle s'appelle Mary, pour évoquer Marie, cette autre héroïne de roman qui est à la fois une jeune fille (virgo) et une femme, et à qui la cathédrale est dédiée en exclusivité. Marie est la figure qui représente la dignité du peuple et qui le protège du pouvoir oppresseur. Et si Mary sème le trouble parmi les puissants de ce monde, c'est qu'elle ressemble à son modèle. Jugez-en par les propos révolutionnaires que Marie profère dans un hymne bien mal connu, le Magnificat : " Il a égaré les orgueilleux…fait tomber les gouvernants de leur siège (social !)… renvoyé les riches les mains vides… ".

Les personnages se débattent en se déplaçant sur un large territoire situé autour du pivot central qu'est la cathédrale, selon la ligne claire du Chemin de vie incrusté sur le sol de la nef, et qui possédait jusqu'à la Révolution une plaque de bronze représentant Thésée combattant le Minotaure (d'où son appellation habituelle de Labyrinthe). le récit oscille entre l'action rapide et la réflexion, qui ralentit le rythme tout en ouvrant sur des aspects historiques éclairant l'action. L'auteur aime le sport - en particulier le rugby paraît-il - et quand il a besoin d'une intervention musclée, il n'hésite pas à convoquer le GIGN. On accroche bien, on tourne les pages sans s'en rendre compte ; mais une fois la lecture terminée commence une longue rumination méditative : une première interprétation, qui en amène une deuxième plus convaincante, puis une troisième encore plus convaincante… Une fiction doit garder des secrets, il ne peut y avoir de conclusion : ce thriller nous est donné avec tout son potentiel interprétatif mais sans les clefs, à la manière talmudique, et prend ainsi hors-champ la dimension d'une parabole morale. Dans la mouvance des Evangiles, de Lévinas, de René Girard, il aborde la question des conflits et nous conduit au dépassement de la notion d'ennemi. le livre fait évoluer en parallèle la recherche d'un secret au sens faible, l'énigme policière, à la recherche d'un secret au sens fort, l'origine des conflits. La descente dans les profondeurs de la crypte devient alors la métaphore de la descente en nous-mêmes, de cette guerre contre la guerre-que-nous-faisons-aux-autres, cette guerre contre soi-même qui est la plus difficile de toutes les guerres (et qui correspond au mythe de Thésée cité plus haut).

Comment notre identité se fabrique-t-elle par le contact avec le monde extérieur ? C'est le sujet qui hante ce livre, et qui lui donne son caractère d'urgence, compte tenu de l'actualité. L'irruption du monde extérieur est un cadeau, non une malédiction, c'est le message de Chartres : il faut rencontrer l'Autre, car cette rencontre me renforce et m'enrichit. Ainsi, sur un vitrail du XIIème siècle, on voit les Rois mages faisant cadeau de leur richesse, symbolisée par des pièces d'or où sont inscrites des paroles du Coran (comme le livre le raconte). Pour le terrorisme islamiste, qui veut - comme tous les terrorismes - imposer une unique manière d'être, la culture est à abattre car la culture nous fait cadeau du sentiment d'appartenir à la même humanité sans nous obliger à renoncer à notre identité.

"On ne perd jamais son temps à fréquenter les génies" : le génie de Chartres, c'est le résultat de l'apaisement procuré par la reconnaissance que les autres font partie de moi-même, c'est le résultat de l'optimisme qui fait de moi mon propre maître. Il faut croire à ce maître qui est en nous et qui attend qu'on lui donne toute la place. "Rien d'intéressant ne vient que des profondeurs de soi-même", c'est à cette recommandation de Rilke au jeune poète que j'ai pensé quand l'héroïne, équipée d'une foreuse professionnelle fait accoucher, avec un sang-froid de sage-femme, la vérité que cette cathédrale porte en elle, ordonnant à son acolyte : "Creuser, il faut creuser ! ". L'auteur, tel un psychanalyste, a réalisé son projet de détourner notre regard des apparences pour l'orienter vers le caché.


Félibien

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