Il n’y a pas de mot plus propice à l’erreur que celui de sacré. Il faut redire, contre l’abus métaphorique permanent dont il fait l’objet, que nous n’avons pas la liberté de l’utiliser à la demande, en comptant sur l’aura dont il est chargé pour faire sens. Il s’agit d’une catégorie qui renvoie à un enracinement historique précis. Sacré, dans la rigueur du terme, désigne une expérience fondamentale dans l’ordre des religions, qui est la conjonction tangible du visible et de l’invisible, de l’ici-bas et de l’au-delà. Pour être tout à fait rigoureux, le sacré doit être traité, à mon sens, comme une notion historique. Il naît avec le tournant capital de l’histoire religieuse de l’humanité que marque le surgissement de l'État. Les religions « sauvages », pour faire court, sont des religions de la disjonction entre le fondement ancestral et le présent.
L'exemple le plus parlant est sans doute celui de l’hégélianisme. La phénoménologie de l’esprit, comme vous le savez, raconte le trajet d’une conscience que Hegel appelle la « conscience naïve », la « conscience naturelle », comme il dit encore parce qu’elle émerge à peine de la nature, c’est-à-dire l’être humain, fini et ignorant, qui par étapes se rapproche de l’Absolu, c’est-à-dire de Dieu, de l’entendement infini, de ce « savoir absolu » qui n’est évidemment qu’un des noms du divin. Le projet de Hegel est de faire en sorte que cet étrange itinéraire par lequel l’être humain rejoint Dieu, l’être fini rejoint le savoir absolu, ce trajet qui est effectué par la foi dans la religion (ce « coup de pistolet » qui nous propulse dans la fusion immédiate avec Dieu), soit au contraire opéré par la philosophie au sein de cet élément profondément laïc qu’est l’élément de la raison. Je crois qu’en un sens qu’il faudra un jour préciser, cette trajectoire de La phénoménologie de l’esprit vaut de façon emblématique pour toute la philosophie moderne – pas simplement pour Hegel, mais déjà pour Descartes, et même pour Kant.
Vivons-nous la « mort de Dieu » ou, au contraire, le retour du religieux ? La question n’en finit pas de se poser. D’un côté, les Églises et les dogmes dépérissent au profit de croyances plus personnelles, « à la carte », disent certains. De l’autre – force est de le constater – les intégrismes et autres fondamentalismes en tout genre ne se sont jamais aussi bien portés. Comment se retrouver dans des tendances aussi contradictoires ?
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Marcel Gauchet, pour sa part, conteste cette alternative du matérialisme et de l’humanisme de l’homme-Dieu, considérant qu’une interprétation radicalement non religieuse de la transcendance est possible. Il persiste ainsi dans l’idée que nous vivons l’époque d’un éloignement et d’une séparation sans cesse accrue de l’homme d’avec Dieu. C'est cette séparation qui aurait atteint aujourd’hui son ampleur maximale, de telle manière que l’humanisme contemporain, qui serait à penser ou à inventer de nos jours, ne serait pas celui de l’homme-Dieu, mais au contraire celui de l’homme sans Dieu et de l’homme définitivement et irrévocablement sans Dieu. La figure historique du sacré est vouée à dépérir au profit d’un « absolu terrestre », dont les modalités et les formes restent encore à identifier.
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(...), ce qui s’efface définitivement, c’est une vision du monde de part en part structurée par la religion (comme hétéronomie), une conception où le religieux imprègne tous les secteurs de la vie publique et privée. Nous sommes tellement sortis de cet univers que c’est désormais au nom du libre choix personnel que nous revendiquons – ou non – une croyance religieuse. Pour autant, le religieux, comme aspiration vers l’absolu, comme quête de sens, comme interrogation sur la mort, est très loin de disparaître à l'âge contemporain : il persiste même comme une béance que même les réductionnismes les plus radicaux ont du mal à combler. On comprend ainsi comment, de nos jours, dépérissement des religions et permanence du religieux peuvent aller de pair.
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