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Baudouin Jurdant (Traducteur)Agnès Schlumberger (Traducteur)
EAN : 9782020099950
349 pages
Seuil (01/03/1988)
3.86/5   32 notes
Résumé :
Au cours du dernier siècle, notre perception de la science est passée d'un extrême à l'autre.

D'abord portée aux nues, révérée comme la seule forme de connaissance objective et digne de foi, la science est aujourd'hui soupçonnée non seulement d'une certaine partialité (pourquoi ses résultats seraient-ils indiscutables ?) mais encore d'apporter autant d'avantages que d'inconvénients.

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Ce qui m'est devenu impatientant avec les ouvrages de sciences ou de philosophie, c'est la manière dont l'esprit ainsi rédigé me paraît toujours « bouclé » et conditionné, attentif surtout à se confirmer à son propre regard et à celui d'autrui, à démontrer qu'il ne se trompe pas, à se chercher des gages, à se présenter authentique et infaillible tandis que l'artifice qu'il échafaude et qu'il livre est la preuve d'une construction inquiète et partiale. On devine que l'auteur insiste excessivement sur ce qu'il sait « sans faille », qui ne lui pose aucun problème majeur et ne lui réclame que des éclaircissements aisés et futiles, ce dont il se targue à la minutie, n'exposant contre lui que des objections creuses et martelant de façon superfétatoire les certitudes qui le valorisent. Mais cette justification prend tant de place dans le travail d'ensemble, tandis qu'au contraire l'auteur avance avec négligence sur beaucoup d'intéressants corollaires à ses pensées principielles exposées avec une exclusivité maniaque et coupable, qu'on sent l'opportunisme d'une stagnation, et que pour le lecteur sagace le sentiment de la grandeur s'atténue par défaut de prises de risque ou d'innovations audacieuses et multipliées. L'auteur mentionne ses propres contradictions minuscules en termes verbeux dont il ne fait par ses ergotages que dissimuler la pertinence ou l'inutilité, simulacre de modestie selon lequel on n'attribue à ses adversaires que des paroles mesquines, mais il ne s'engouffre pas dans les brèches supérieures de ses plus fortes conséquences que même l'amateur aperçoit, de sorte qu'à la fois il s'attarde sur des concepts de péroraison vaine et néglige des ouvertures essentielles et d'une certaine et haute nécessité.
Comme, j'oeuvre toujours davantage pour des créations dures, le temps me manque à me satisfaire aux évidences alenties, et la disparité du rythme de la progression intellectuelle m'est de moins en moins supportable : on piétine en redites ennuyeuses et en démonstrations superflues, et quand on perçoit enfin, là, une fenêtre impérieuse, un appel clair, où il importerait surtout de s'aventurer, le spécialiste ne l'a pas vue, ne l'a pas entendu, tout occupé et fermé à ses représentations insistantes et superficielles du déjà-su. Aussitôt, je peste : que d'occasions manquées ! Un remplissage assez stupide et terne occupe longtemps le voyageur avisé à qui l'on développe ce qu'il devinait ou avait compris, mécanisme d'insistance dissimulatrice, et quand ce voyageur se trouve intéressé et, au détour d'une réflexion inspirante, perçoit soudain l'opportunité d'une question pertinente en espérant une résolution qui l'intéresse et le concerne, tandis qu'elle présente là un caractère d'évidence, qu'il s'agisse de complément ou de réfutation indispensable, on ne lui rétorque rien, un silence assourdissant néglige le point crucial, on n'a pas seulement vu qu'il y avait une interrogation d'importance, on poursuit la présentation assez monotone selon le programme prévu, sans dévier, sans épanouir à des considérations vraiment éveillées, avec une affectation de fascination placide et inerte – j'en sors toujours énervé, on est supposé continuer l'ouvrage malgré la faute. Je voudrais arrêter l'auteur qui déjà communique des informations secondaires et vétilleuses pour lesquelles je dispose d'une réponse ou qui n'intéressent que celui qui a intérêt à résoudre des problèmes qu'on ne se pose pas, tandis que tout ce qu'on ne me dit pas est précisément ce à quoi je suis attaché : j'espère qu'ensuite viendra le temps des digressions détaillées et utiles auquel je me prépare, mais le plus souvent le temps argumentatif est passé ou cette cogitation eût été opportune, et elle ne n'éclora pas. L'auteur se trouve alors vis-à-vis de son lecteur dans la situation du guide de randonnée qui, sourd et flatté de réciter sa leçon sur les paysages sempiternels dont il a l'habitude, manque l'extraordinaire mammouth qui se présente sur le versant de la montagne et que ses touristes aperçoivent à sa place. Il n'a même tourné pas la tête : trop tard, le monstre fabuleux est parti.
Je vois toujours, moi, entre les lignes, les mammouths gigantesques, au sein même des « délicats et frais équilibres » que le savant défend, mais ce dernier, ou négligence coupable ou volonté opiniâtre de détourner le regard, ne s'arrête point sur l'animal colossal qui le dérange ou qui devrait approfondir le portrait objectif de son trop charmant décor. Presque tous ces livres me font cet effet sans même ou presque que j'ai pu apprendre beaucoup de ce qu'étaient les termes principiels et bientôt fallacieux de ce paysage idéal. En somme, je m'impatiente parce que je réfute tôt ou que je complète loin : la paralysie des traités me fait l'impression d'une insuffisance ou d'une hypocrisie, si systématiquement qu'il m'est à présent difficile, lorsque j'en commence, de ne pas m'y attendre. C'est seulement jusqu'à un certain point que je lis avec tranquillité : ce point franchi, je m'agace des faussetés ou des légèretés de la démonstration, et j'éprouve un certain mal, un mal logique, à poursuivre, parce que les prémices sont malhonnêtes ou qu'on a méprisé un effort nécessaire.
Un livre de sciences ou de philosophie est, pour l'essentiel et selon mon expérience, un recueil d'idées à la fois dont le lecteur se moque, ne pouvant presque jamais les vérifier, et dont il anticipe avec une régulière déception, s'il est actif, plus que ce qui s'y rencontre, ne pouvant les souffler à l'écrivain. Une lassitude irritée le tenaille à ce tiraillement continuel entre l'ennui de ce qui n'a aucun intérêt dans l'ordre piètrement propret d'une réflexion trop confortablement évidente, et l'enthousiasme malheureux de ce qui n'est pas abordé et qui évidemment aurait dû l'être et crée un manque qui accuse comme une honte. J'ai ainsi commenté ce fâcheux mélange s'agissant par exemple de la revue « Krisis » à laquelle j'ai brièvement contribué. La frustration est énorme de trépigner si longtemps dans l'attente d'une apothéose dont on devine l'occasion et le besoin mais qui ne se réalise point : c'est un peu comme la sensation d'un éternuement qui doit poindre mais ne se produit jamais et qui s'éteint en un long bâillement d'importunité ou d'endormissement. On détient un illogisme caractérisé ou un prolongement novateur ; l'auteur, lui, en demeure à sa docte obtusion.
le problème fondamental de ces ouvrages de logique provient, je pense, de l'école de formes à laquelle une certaine vision de la logique semble contraindre leurs auteurs à appartenir. Tous ces auteurs – tous ceux que j'ai lus – sont rigidement soumis à une règle « exemplaire », à un parti d'esprit et de développement, dont ils tirent leur manière : notamment, cette école où ils s'astreignent considère que, pour faire oeuvre d'éloquence, il faut définir longuement des termes qui, pour le lecteur, ne font aucun doute, les atermoyer en abstractions ardues jusqu'à l'inconcevable, les emboîter et épuiser ainsi jusqu'à lasser le lecteur et lui donner enfin hâte de l'insertion d'une idée nouvelle, de sorte que c'est usé de l'étourdissante finasserie de ce qui est sans progrès qu'il consent à n'importe quoi et aspire à une transition. Cette tradition savante assimile tacitement des « pensées solides » à une « lenteur vertueuse » : un « grand » livre de science ou de philosophie d'abord est forcément long, forcément alambiqué, forcément lent. Ce procédé est commun à presque toutes les oeuvres de logique considérées historiquement comme supérieures et abondamment étudiées par les détenteurs des règles de « vertu logique », celles de Nietzsche exceptées (sauf La Naissance de la tragédie que son auteur aura la franchise de reconnaître un travail au style emprunté aux universitaires ses confrères). Il s'agit toujours de présenter avec atermoiement une intuition qui tiendrait en dix pages d'une densité nécessaire et sincère : c'est par exemple le cas avec Popper dont l'excellent argument de la falsifiabilité dure même moins que cela dans Logique de la découverte scientifique, et c'est également le cas chez Feyerabend dont toute la thèse révolutionnaire est utilement exposée dans Contre la méthode entre les pages 339 et 343 au point que, loin d'en constituer une conclusion tant la démonstration me paraît vaine et spécieuse, il n'en faudrait peut-être lire que cela n'aller chercher, par renvois précis qu'aux explications dont le lecteur sceptique voudrait connaître la teneur – mais cette synthèse lumineuse ne nécessitait pour moi nulle explication, ou alors très peu. le reste paraît le remplissage argutieux d'une méthode « impressionnante » suivant des étapes obligatoires et dictées – paradoxalement orthodoxe –, et diluée.
Tout particulièrement, l'école de logique dont je parle pèche par excès de théorisation, et semble ne pas admettre la connivence de l'expérience au rang des raccourcis valeureux de l'argumentation ; autrement dit, elle feint de s'adresser à un lecteur qui ne vit pas réellement, qui ne sait absolument rien du monde qu'il faut lui représenter jusque dans ses linéaments, et à qui il faut tout redémontrer de zéro, terme à terme, jusqu'au postulat et de façon dogmatique. le logicien n'utilise pas le mot « main » sans rappeler ses contours, ses caractéristiques et ses usages, il ne tient rien pour su et accordé, il affecte que la langue requiert un dépassement grâce à d'abondants néologismes, mais il en conserve les transitions et préjugés faciles qui lui servent à établir qu'il a raison au moyen de toutes sortes de proverbes de la pensée du « bon sens » qui soudain ne lui font plus honte, dont il vient à user sans scrupule. La logique selon cette tradition est l'assemblage livresque où l'on ne tient pas compte d'autrui, où on lui parle mais en recréant la réalité où il existe, et en tâchant de l'en convaincre sans référer à ses constatations. Ainsi, on insinue en lui un univers ou plutôt un cosmos, rangé et dirigé, et il faut que tout jusqu'au langage pour le décrire soit réinitié pas à pas. On efface le lecteur de manière à le reprogrammer ; ainsi, selon l'ordre de cette réinitialisation et de ce paramétrage, on lui fait tout accepter. Ce processus-là, ce serait la logique. Tout renaîtrait comme un fiat lux de l'esprit de l'écrivain démiurge : il ne conviendrait au lecteur sage qu'à assister, émerveillé et coi, à cette surméthodique création.
J'ai lu récemment le commentaire d'un lecteur boulimique de philosophies qui prétend que Nietzsche n'est pas philosophe parce qu'il manque de preuves « logiques » en ce qu'il se désintéresse d'apporter des arguments quand il sent l'évidence de ce qu'il écrit, aspirant surtout à passer bientôt à des déductions consécutives de plus grande importance : « Nietzsche affirme, péremptoire, mais ne construit pas par éléments comme Spinoza, Kant ou Heidegger. Il n'a pas établi les prémices. On ne peut donc jamais savoir s'il a raison ou s'il a tort. » Les prémices, répondrais-je, c'est peut-être le petit peu d'esprit dont le lecteur dispose déjà, ce lecteur qui ne souhaite pas qu'on lui rappelle des mots un à un, lecteur opposé à ces constructions laborieuses et spécieuses où l'on feint qu'il n'a jamais vécu, où on le force à entrer dans des conceptions dont l'ordre est une pyramide admirablement dégoûtante. « Tu sais déjà quelque chose, lecteur, je ne m'adresse pas à un idiot, je ne vais pas répéter ce que tu sais ! » On peut certes savoir si Nietzsche a raison ou tort : il suffit de ne pas lire un ouvrage comme aveuglément une recette fiable ou un échafaudage de cohérence, mais d'en comparer les observations aux constatations que l'on peut faire, soi. On lit trop les livres savants selon leur logique interne, et trop peu en vérifiant leurs applications concrètes : c'est ainsi qu'on jugea excellents des traités de toutes époques et de toute fausseté en ce qu'ils ne se contredisaient pas eux-mêmes, et cependant ils s'opposaient à la moindre réalité qu'un lecteur pouvait constater avec jugement. Si par exemple un penseur prétend partir de ce que le Contemporain d'aujourd'hui est une créature évaporée, de grand confort mental, sensible surtout au divertissement et réticent à s'en apercevoir, postulat qu'il tient évident à dessein de développer des observations et des prédictions de plus haute valeur et d'une difficulté plus grande, faut-il que, pour satisfaire au lecteur rétif à ce postulat et illusionné parce que se sentant attaqué et se contristant d'être circonscrit à telle vision du monde « négative », « cynique » ou « nihiliste », l'auteur s'importune à préparer et à collationner des statistiques infinies, en complet arrêt des révélations qu'il voulait faire, pour le désabuser, ce qu'il n'obtiendra pas de toute façon, le fait étant chez son contradicteur plutôt une affaire de conviction préétablie, de préjugé et de morale intouchables, que de démonstration rigoureuse ? Je trouve que pour un lecteur perspicace, c'est un gain de temps considérable et honnête que la méthode « illogique » de Nietzsche : il le lance en articles brefs sur des pensées qui sont autant de pistes jusqu'alors inexplorées sans se sentir le besoin condescendant et détourné de former le lexique arbitraire d'un monde invisible qu'il vous ordonnerait de voir entier, neuf, artificiel et fictif, et de vous rappeler comme à un enfant ce que c'est que la terre, qu'une pierre, qu'un arbre, etc. Que vous ne « sentiez pas » les perceptions de Nietzsche, par exemple que vous niiez la justesse de sa misogynie ou la sensation intérieure de la puissance en l'homme, ne signifie pas qu'il a tort ni que sa progression a tort, cela signifie seulement que son développement fait fi de ce qui lui paraît d'une facilité ennuyeuse et aisément constatable. Il n'a pas « démontré » ces postulats, où « démontré » s'entend au logicien par le fait qu'il n'a pas noyé ses prémisses en définitions abstruses et enchâssées censées les bien « fonder », mais si vous l'interrogiez là-dessus et s'il pouvait vous répondre, après peut-être le soupir qu'on adresse à un adolescent à qui l'on rappelle comme aux wokistes qu'une femme se définit biologiquement par des organes spécifiques, il serait sans doute capable en peu de temps de dresser le rapport de ce que vous estimez infondé ou falsifiable, et il n'y aurait plus ensuite qu'à revenir à ses développements derniers pour les approuver et compléter. Je veux dire notamment que, tant que nul ne réfute ce qui vous semble clair et juste, vous n'avez aucune raison de vous enfoncer dans des explications qui tâchent à prévenir des vétilles ; or, c'est bien l'usage en l'école de logique que j'évoque. On me rétorquera que la vétille fait parfois le fond d'une erreur très considérable, mais pour autant qu'on y regarde, la manière sophistiquée avec laquelle nos savants tâchent à parer ces erreurs comporte elle-même tant de vétilles contradictoires qu'il aurait souvent mieux valu ne pas les tenter : tout ce en quoi ils échouent le plus manifestement en leurs livres, c'est à défendre leur thèse quand ils estiment qu'elle est en tel point critiquable – c'est chez eux le point inéluctable et reconnaissable du retour des vétilles. Ils prétendent établir des postulats par degrés logiques, mais c'est toujours dans la présentation de ces postulats qu'ils se trompent, et, croyant obvier à l'erreur, ils la révèlent au contraire ou par incohérence ou par absence de référence au réel, et devinant aussi quelque peu qu'ils s'égarent, ils s'obstinent et s'enfoncent en des explications auto-agacés de ces postulats pour en détourner la clarté et rendre le lecteur las et avide d'autre chose. Au moins Nietzsche accordait-il une confiance en son lecteur (même s'il admettait qu'il fallait être supérieur pour le lire et qu'un Allemand ne le saurait pas lire) : « Je ne vais pas de nouveau tout t'enseigner ! » Or, toute cette illusion de fondation ne serait pas un mal, chez les savants, si la lumière faite sur les failles de leur raison étaient volontaires ; or, c'est toujours malgré eux, en l'embarras de circonlocutions où ils insistent et s'empêtrent, qu'ils signalent par inadvertance le vice de leurs théories qu'il s'efforcent de masquer par un certain langage : leur verbiage indiquent leur trouble en croyant installer leur certitude, ils persévèrent manifestement dans ce qu'ils ne sentent pas, ils se sentent tenus de mieux se réexpliquer, ce qui les rend, au philologue sagace, pitoyables et démasqués.
J'aime quant à moi celui qui va droit aux observations fortes et ne dilue pas son propos en détours oiseux où il fait manifestement de la page : fort de ses apports, il les présente uniment sans ambages ni circonlocutions ni appesantissements. C'est vrai qu'ainsi je n'aime sans doute pas la vulgarisation telle qu'on la définit aujourd'hui ; c'est parce qu'elle demeure chez nous une variété de dissimulation ou de mensonge, un exercice de popularité, une pose : un bon esprit s'aperçoit de ce qui y est celé presque davantage que de ce qui y est révélé, voilà pourquoi la vulgarisation est plaisante surtout aux mauvais esprits. le vulgarisateur triche, non parce qu'il a besoin de traduction, mais ou parce qu'il invoque une représentation qu'il ne détient pas, ou parce qu'il tient à une thèse avant les arguments, ou parce qu'il a l'intention de faire effet et d'imposer pour quelque raison qui tient à un tempérament bluffeur. Ce n'est pas d'ailleurs qu'un texte de philosophie ou de science, pour véritable et élaboré qu'il soit, ait nécessité à user d'une lourde quantité de jargon spécifique qui, souvent, sert plutôt à cacher des notions douteuses ou fallacieuses : tout expert détaché et profond, tout professionnel conscient, apprend en premier lieu que le jargon est, au sein de son métier, une défense puérile pour paraître docte et solennel et justifier les respects que le profane lui voue, mais il n'ignore pas qu'en général il peut sans force imprécision remplacer cette terminologie par des termes plus courants – ainsi la céphalée vespérale dont parle votre médecin généraliste n'est-elle rien d'autre que l'habituelle migraine du soir. Mais la pesanteur du lexique est encore présupposée par l'école de logique qui veut que l'expression d'un livre de grande portée ne soit nécess
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Les anarchistes sont quand même des rigolos… ils s'en prennent au système, à la société et à la politique, mais ils osent rarement démolir le dogme scientifique. Heureusement que Paul Feyerabend est là pour leur remettre un peu de plomb dans la cervelle.


Et si notre science était une science de ratés ? Les théories que nous avons sélectionnées l'ont été souvent en vertu de l'unanimité apparente qu'elles suscitaient. Mais l'absence de difficultés majeures ne résulterait-il pas de l'appauvrissement du contenu empirique, proposé par l'élimination des propositions alternatives ?


Plusieurs stades doivent être franchis pour réaliser l'anarchisme épistémologique. le premier nécessite ainsi de démasquer l'imposture qui se cache derrière le supposé selon lequel la science permettrait d'accéder à la vérité. Les hommes sérieux ne diront jamais qu'ils valident une théorie plutôt qu'une autre parce qu'ils se sont soumis à la contingence de facteurs arbitraires qui dépendent du contexte historique, géographique et politique de leur environnement, ou de leur vie privée. Pourtant on ne devrait jamais négliger de s'intéresser à la petite histoire qui entoure la plupart des « grandes » découvertes.


« le scientifique est restreint par les caractéristiques de ses instruments, la somme d'argent disponible, l'intelligence de ses assistants, l'attitude de ses collègues, ses partenaires –il ou elle se trouve limité par d'innombrables contraintes physiques, physiologiques, sociologiques et historiques. »


Paul Feyerabend dénonce ainsi les fondements de la philosophie aristotélicienne, bourrés à ras-bord de mots d'ajustage ad hoc tels que « semblable » ou « analogue ». Dans une autre catégorie, il encense Galilée qui, en proposant sa théorie de l'héliocentrisme, a provoqué un changement majeur de paradigme scientifique. Son mérite est d'avoir réalisé cet exploit en utilisant des moyens non-scientifiques tels que les hypothèses ad hoc.


« Ainsi, Galilée a […] utilisé des hypothèses ad hoc. C'était une bonne chose. S'il ne l'avait pas fait, il aurait opéré ad hoc de toute façon, mais cette fois-là, en fonction d'une théorie ancienne. Alors, puisqu'on ne peut ne pas « être » ad hoc, il vaut mieux être ad hoc pour une théorie nouvelle ; car une nouvelle théorie, comme toute chose nouvelle, donnera un sentiment de liberté, d'excitation et de progrès. Il faut applaudir Galilée d'avoir préféré protéger une hypothèse intéressante, plutôt qu'une hypothèse sans éclat. »


Il a violé des règles importantes de la méthode scientifique d'Aristote, canonisée par les positivistes logiques, pour dépasser les contradictions empiriques soulevées par l'utilisation récente des télescopes. Selon Ronchi : « Galilée était totalement ignorant de la science de l'optique, et ce n'est pas trop s'avancer que de supposer que ce fut là une circonstance des plus heureuses, à la fois pour lui, et pour l'humanité en général. »


Et puisqu'il faut s'intéresser aussi aux petites choses : « Galilée fait de la propagande. Il se sert de trucs psychologiques, en plus de toutes les raisons intellectuelles qu'il a à offrir ». Galilée l'emporta grâce à son style, son art de la persuasion, parce qu'il écrivit en italien et non en latin, mais aussi parce qu'il est intervenu au bon moment, attirant dans son sérail ceux qui étaient opposés aux idées anciennes.


Le second stade d'accomplissement de l'anarchisme épistémologique se montre plus souriant et implique que l'on reconnaisse que la violation des règles de l'épistémologie est nécessaire pour le progrès. La science cache des squelettes dans ses placards : elle n'ose pas admettre, par peur de perdre toute légitimité, qu'elle procède de l'inclination à la théorie. Au temps zéro de la science, rien n'existait. Il a bien fallu choisir arbitrairement des axiomes. Paul Feyerabend nous demande de réfléchir sur les raisons qui nous ont poussés à choisir tel axiome plutôt que tel autre. Comme Wittgenstein le pensait, ces fondements ont une origine moins rationnelle qu'esthétique. Pourquoi la droite est-elle le chemin le plus court entre deux points ? A ceux qui répondront que c'est évident, et que cela ne pouvait pas être autrement, Paul Feyerabend remonte le cours du temps et nous fait apercevoir l'époque de la Grèce archaïque sous un angle que nous avons trop peu souvent l'occasion de considérer. La transition de l'univers paratactique des Grecs archaïques à l'univers dualiste substance/apparence de leurs successeurs est comparable au système quantique : impossible de superposer ces deux visions du monde contradictoires. Que penseraient les grecs archaïques de nos axiomes et de nos certitudes ? Et nous, que pensons-nous connaître d'eux ? On ne pourra jamais les comprendre vraiment si nous n'essayons pas d'aborder leur science d'un point de vue anthropologique. Leur mythologie, par exemple, est un théâtre de marionnettes, et on risquerait de passer à côté de certaines subtilités si nous n'avons pas connaissance de ce fait. R. Lattimore nous donne un exemple :


«Zeus est qualifié de conseiller, de dieu de la montagne-tonnerre ou de dieu paternel, non pas selon ce qu'il fait, mais selon les nécessités du mètre. Il n'est pas Zeus nephelegerata lorsqu'il rassemble les nuées, mais lorsqu'il satisfait le groupe métrique, UU-UU-. »


Peu importe à Paul Feyerabend que la science ressemble à ce qu'elle est devenue, ce qui lui tient à coeur c'est qu'elle se permette des évasions, un peu plus de souplesse et de la folie pure lorsqu'elle se heurte à des impasses. Reconnaissons une bonne fois pour toutes que l'être humain n'est pas seulement rationnel : il se comporte souvent de manière imprévisible et incohérente et ses buts peuvent changer à n'importe quelle occasion, qu'il s'agisse d'une discussion bouleversante, d'une expérience de conversion religieuse, ou pour impressionner un partenaire amoureux. Cette reconnaissance devrait aboutir à la séparation de l'Etat et de la Science, ce qui nous donnerait peut-être de plus grandes chances de réaliser l'humanité dont nous sommes capables, sans l'avoir jamais réalisée.


« La séparation de l'Etat et de l'Eglise doit être complétée par la séparation de l'Etat et de la Science : la plus récente, la plus agressive et la plus dogmatique des institutions religieuses. »


C'est le côté gai luron qui se manifeste lorsque Paul Feyerabend glisse en passant, dans une note de bas de page, qu'il espère être pris pour un dadaïste :


« Un dadaïste reste complètement froid devant une entreprise sérieuse quelconque, et il sent anguille sous roche dès qu'on cesse de sourire pour prendre une attitude et une expression faciale annonçant que quelque chose d'important va être dit. Un dadaïste est convaincu qu'une vie digne d'être vécue ne sera possible que si nous commençons par prendre les choses à la légère […]. J'espère qu'après avoir lu cette brochure, le lecteur se souviendra de moi comme d'un dadaïste désinvolte et non comme d'un anarchiste sérieux. »


Mais son discours Contre la méthode est aussi et surtout un pamphlet adressé contre cette raison rigide qui nous force parfois à penser que la culture est une gangue à barbarie, et que le devenir de l'humanité, dirigée d'une main de fer par une science implacable, semble parfois très obscur.


« Ne va-t-elle pas créer un monstre, la science telle que nous la connaissons aujourd'hui […] ? ne va-t-elle pas faire violence à l'homme, le transformer en un mécanisme misérable, froid, pharisaïque, sans charme, ni humour ? »

Lien : http://colimasson.blogspot.f..
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La première édition anglaise est de 1975 et la première traduction française de 1979. le livre, sous-titré Esquisse d'une théorie anarchiste de la connaissance, est dédié à Imre Lakatos, "ami, et frère en anarchisme".
Quelle est la méthode contre laquelle Feyerabend s'insurge ? Il s'agit de la synthèse entre la logique formelle et l'empirisme telle que l'a formulée Carnap sous le nom de positivisme logique, et qui est, selon Feyerabend, l'épistémologie implicite de la science contemporaine. Son objectif est de montrer que cette "méthode" n'est pas productive, n'est pas celle effectivement suivie par les grands découvreurs, et qu'elle conduit même à des erreurs notoires. Pour cela, il s'appuie sur plusieurs exemples de l'histoire des sciences, et notamment sur celui de Galilée. Les principaux points qu'il relève à propos de Galilée sont les suivants :
1 Les théories de Galilée ne sont pas déduites des observations
2 Certaines observations sont contraires à ses théories ou appuieraient même les thèses de ses adversaires géocentristes.
3 Ses observations reposent non sur la perception directe et effective, mais sur un montage (le télescope) dont Galilée ne maîtrisait pas la théorie.
4 Il transpose sans légitimité épistémologique des observations et des généralisations qui sont valables sur la Terre aux phénomènes célestes.
Ce n'est pas le lieu d'analyser ces critiques en détail, d'autant que Feyerabend n'en fait pas reproche à Galilée, au contraire, son argumentation est de prendre appui sur la valeur avérée des découvertes de Galilée pour condamner l'observance rigide des règles admises de la méthode scientifique. le Galilée de Feyerabend est un contestataire qui justifie l'anarchisme épistémologique. Il me semble néanmoins qu'on peut opposer à Feyerabend les remarques suivantes:
1 Les théories de Galilée ne sont pas déduites des observations : Galilée n'est pas empiristes et son propos n'est pas d'induire des lois à partir des phénomènes, mais de recourir à l'expérience pour montrer que les conceptions coperniciennes en rendent mieux compte que les théories aristotéliciennes.
2 Certaines observations iraient plutôt dans le sens des aristotéliciens : c'est le contraire qui seraitb étonnant. Comment imaginer que l'aristotélisme ait tenu si longtemps et ait même encore à l'époque de Galilée autant de défenseurs si aucune observation ne venait en confirmer les thèses ? Rappelons aussi qu'Aristote lui-même attachait une grande importance à concilier les Idées et les sensations.
3 A propos du télescope, Galilée ne prétend pas en avoir une maîtrise théorique, mais seulement "suffisante" pour que ses observations soient utilisables.
4 Abolir la distinction théorique entre phénomènes terrestres et phénomènes célestes est précisément l'essence du programme galiléen de mathématisation de la physique, car cette mathématisation suppose qu'aucun lieu ni aucune direction dans l'espace ait un privilège quelconque ou des loi qui lui seraient spécifiques.
Les remarques de Feyerabend n'ont donc rien de révolutionnaire. Elle ne font pas de Galilée un "anarchiste" épistémologique, mais seulement un esprit libre. Qu'en est-il donc, dans ce livre, de "l'anarchisme épistémologique", qui sera développé plus tard,et de façon plus théorique dans "Adieu la raison" ?
Cet anarchisme s'entend de deux manières. D'abord, dans un sens assez classique et évident, de liberté totale de penser et de diverger des opinions reçues, de liberté de l'imagination, de rejet des règles établies, etc.
Maisil y a aussi un sens plus technique, proprement épistémologique. le vingtième siècle a été marqué par le développement extraordinaire des mathématiques et la recherche des fondements de cette science, à travers une élaboration poussée de la logique formelle. Cette tendance a beaucoup influencé la philosophie en général et l'épistémologie en particulier, en donnant naissance, notamment, au positivisme logique, que dénonce Feyerabend comme une sorte de nouvelle scolastique. Or, dans "anarchisme", il y a la racine grecque "archè", qui désigne à la fois le pouvoir (monarchie, hiérarchie, etc.) mais aussi le principe, le fondement (archétype, archéologie, etc.), et la proposition implicite de Feyerabend, c'est celle d'une science qui s'abstiendrait de se justifier toujours par ses fondements. La géométrie d'Euclide est devenue "une" géométrie parmi d'autres lorsqu'on s'est avisé que l'on pouvait décider de la fonder sur d'autres axiomes que ceux d'Euclide, et les mathématiciens sont ensuite partis à la recherche des "vrais" fondements des mathématiques, qui assoiraient sur des bases solides et Euclide et Riemann. Ce que suggère Feyerabend, c'est une science qui se satisferait de ses propres justifications, sans chercher à se donner des "fondements" indiscutables.
La question n'est pas de savoir si c'est possible, mais plutôt de savoir si c'est souhaitable. En fait, toute théorie a des fondements, à la fois logiques et empiriques. Feyerabend a sûrement raison de rejeter l'idée de fondements absolus et inconditionnellement acceptables. Mais il me semble par ailleurs indispensable que toute théorie s'interroge et éclaircisse autant que possible les présupposés et les acquis factuels sur lesquels elle se fonde.
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Le sous-titre ("Esquisse d'une théorie anarchiste de la connaissance") ne laisse pas entendre en une prolongation de l'anarchisme politique dans les sciences, l'auteur indique lui-même qu'il ne peut pas être anarchiste au sens politique.

J'ai du mal à noter ce livre. D'un côté il fait du bien car il lève certaines croyances sur la science et libéralise la pratique scientifique. de l'autre je préfère une vision à la Bachelard, plus modérée et rendant mieux compte des éléments présentés (car même si Feyerabend ne distingue pas contexte de justification et contexte de découverte il n'en demeure pas moins que la justification elle-même, aussi ad hoc soit elle, est importante, précisément dans une construction logique – l'épistémologue n'a pas tort d'idéaliser par rationalisme une théorisation scientifique, dans la pratique scientifique ou à côté d'elle, si ca permet de la comprendre sans imposer un cadre conceptuel dogmatique : je crois qu'il faut un méthodologie rationaliste qui ne nie pas la spéculation conceptuelle en partant d'elle, sachant la génération conceptuelle partiellement antérieure à l'inférence). Peut-être faut-il être contre LA Méthode mais pas contre UNE méthode.

C'est un essai passionné, polémique, arborescent. Les notes sont très nombreuses et très longues. Popper est très critiqué et la philosophie analytique du Cercle de Vienne l'est plus modestement. Les chapitres n'ont pas de titres conventionnels mais sont nommés par des propositions. Des annexes sont insérés au cours du texte. le dernier chapitre devrait vexer certains amateurs.
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Une approche peu commune et peu connue de la science et du monde scientifique. Feyerabend prône la séparation de la science et de l'Etat et explique que la science a pris trop de pouvoir, ce qui est contre productif pour l'amélioration des connaissances. Il montre également qu'elle n'est pas isolée du monde social et qu'elle est influencée par les décisions sociales et par les individus. Ayant travaillé dans le monde de la recherche scientifique, je trouve que ce livre décrit très bien la réalité du monde de la recherche. Tout n'est pas bon à prendre car certains propos sont extrêmes mais c'est une bon contrebalancement sur l'idéal de la science. A lire absolument pour qui s'intéresse à la science.
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Ainsi, la science est beaucoup plus proche du mythe qu'une philosophie scientifique n'est prête à l'admettre. C'est l'une des nombreuses formes de pensée qui ont été développées par l'homme, mais pas forcément la meilleure. La science est indiscrète, bruyante insolente ; elle n'est essentiellement supérieure qu'aux yeux de ceux qui ont opté pour une certaine idéologie, ou qui l'ont accepté sans avoir jamais étudié ses avantages et ses limites. Et comme c'est à chaque individu d'accepter ou de rejeter des idéologies, il s'ensuit que la séparation de l'État et de la l'Eglise doit être complétée par la séparation de l'État et de la Science : la plus récente, la plus agressive et la plus dogmatique des institutions religieuses. Une telle séparation est sans doute notre seule chance d'atteindre l'humanité dont nous sommes capables, mais sans l'avoir jamais pleinement réalisée.
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Nous avons besoin de ces moyens irrationnels [la propagande, l’émotion, les hypothèses ad hoc, et l’appel à des préjugés de toutes sortes] pour soutenir ce qui n’est qu’une foi aveugle –jusqu’à ce que nous ayons trouvé les sciences auxiliaires, les faits, les arguments qui transforment cette foi en « connaissance » solide.
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Ainsi, Galilée a […] utilisé des hypothèses ad hoc. C’était une bonne chose. S’il ne l’avait pas fait, il aurait opéré ad hoc de toute façon, mais cette fois-là, en fonction d’une théorie ancienne. Alors, puisqu’on ne peut ne pas « être » ad hoc, il vaut mieux être ad hoc pour une théorie nouvelle ; car une nouvelle théorie, comme toute chose nouvelle, donnera un sentiment de liberté, d’excitation et de progrès. Il faut applaudir Galilée d’avoir préféré protéger une hypothèse intéressante, plutôt qu’une hypothèse sans éclat.
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[L]es buts [de l’anarchiste épistémologique] restent stables, ou changent à la suite d’une discussion, ou par ennui, ou après une expérience de conversion, ou pour impressionner une maîtresse –et ainsi de suite.
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Pour progresser, nous devons nous mettre en deçà de l’évidence, réduire le degré d’adéquation empirique (le contenu empirique) de nos théories, abandonner ce que nous avons déjà accompli et repartir à zéro.
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