[...] les gens disent la vérité dans leurs journaux intimes. Leur vérité, bien entendu. Et je vous pose la question : quel autre genre de littérature peut prétendre à un tel degré d’authenticité ? Pas les autobiographies, ni les déclarations de revenus ni les correspondances. Surtout pas les correspondances, bien au contraire ! « Cela fait une éternité que je voulais t’écrire » – absurde : alors, pourquoi ne pas l’avoir fait avant ? « Tu me manques » – plus qu’improbable, si on éprouve le besoin de le dire. « Je pense à toi tous les jours » – c’est rarement le cas. Selon moi, dans chaque lettre, on trouve une seule phrase sincère au milieu d’un tas d’impostures.
» Mais le journal intime ! C’est à ce compagnon de la nuit, compatissant, attentif et discret que l’on confie la vérité. Des confidences libératrices, tourmentées ou joyeuses, mais toujours sincères. Des paroles surgies d’outre-tombe, qui disent les peurs, les espoirs, les modestes ambitions. Tous ces mots sont assurément précieux – comment ne pas vouloir les préserver ?
— Dîtes-moi, s’enquit Ffolke resté jusqu’alors très discret, les autobiographies sont-elles à vos yeux à ce point suspectes ?
— Eh bien, beaucoup de biographies ou d’autobiographies sont rédigées directement à partir de journaux intimes, n’est-ce pas, enrichies « de mémoire » ? Alors fatalement, le produit fini se rapproche d’une œuvre plus littéraire qu’historique.
- Parce que je sais pertinemment qu'il existe dans ce public beaucoup, beaucoup de gens, des écrivains et des auteurs, des conteurs et des poètes, qui œuvrent dans la solitude, à l'écoute de leurs muses respectives, sans le réconfort de savoir qu'au loin il existe une lumière au bout du tunnel. Nul n'a plus besoin de rédiger un testament stipulant de "brûler tous les manuscrits" !
les visiteurs accidentels passaient cependant leur chemin, flairant une sorte de base secrète.
"La librairie se situe, selon le bref article que lui consacre le guide des bibliothèques britanniques
(section R a W), à proximité d'Hereford, au sein d'une campagne riante et vallonnée, dont l'accès
sera peut être plus aisé en véhicule privé motorisé."
La suggestion était tout à fait pertinente. Le manque d'accessibilité a toujours été l'une des qualités les plus reconnus de l'etablissement. L'article continuait ainsi : " La bibliothèque des refusés fut fondée en 1962. Cette institution innovante poursuit depuis lors sa mission bien particulière."
Les gens acceptaient très bien l'idée d'une sorte de sélection naturelle. Mais voici ce que lui se demandait : cette fameuse sélection naturelle, lourdement biaisée depuis toujours par l'intérêt commercial, faisait-elle vraiment en sorte de révéler au public toutes les oeuvres dignes de ce nom ? La réponse était assurément non.
Cher monsieur,
En dépit des quarante-sept rudes années que je viens de passer dans l'édition, je ne parviens pas à comprendre comment quelqu'un peut oser écrire un manuscrit tel que celui que vous nous avez envoyé. C'est peu de dire que cela relève d'un scandaleux gâchis de papier dactylographié.
Vous êtes, monsieur, un affront vivant à tous les arbres qui poussent sur cette planète.
D'accord les auteurs à la mode recevaient des millions en à-valoir mais comme le répétait son vieux directeur d'études: "Qui lira encore ces crétins dans un siècle ?".
Personne.
Laissez-moi vous dérider avec ce courrier d'un critique littéraire bien connu qui me demande si nous envisagerions d'ouvrir un rayon de notre bibliothèque pour "les livres que personne n'aurait jamais dû écrire".
Comme vous le savez tous, nous sommes ici afin de recueillir et de préserver pour la postérité les manuscrits qu'aucun éditeur n'a souhaité publier. Telle est notre mission. Dans la plupart des cas, les éléments entrants sont accompagnés de lettres de refus offrant une idée des relations de l'auteur avec les agents et les éditeurs. Parfois, il ne s'agit que d'une sélection pour donner le ton. D'autres fois, la correspondance est plus volumineuse. Le record se situe à ce jour aux alentours de deux mille lettres.