Cet ouvrage de 1984 d'Alain Finkielkraut, philosophe et essayiste, est surtout intéressant par sa thématique, trop souvent négligée -et je partage ce point de vue avec l'auteur- chez les philosophes majeurs de ces derniers siècles en occident. S'inspirant de Lévinas, mais aussi de la littérature de Proust, Henri James ou Flaubert, il réinterroge le rapport amoureux dans le contexte hédoniste et individualiste de la fin du XXème siècle, en l'élargissant au rapport à autrui.
Autrui, avant tout, nous confronte, car il n'est pas simple objet. Ce rapport renvoie à la dialectique hegelienne du maître de l'esclave: par son regard, autrui me dépossède de moi-même ; mais d'un autre côté, il me libère de mon enchaînement à l'être. de plus, il est pourvu d'un visage. Celui-ci , au coeur de l'aventure amoureuse, se laisse approcher mais jamais saisir complètement.Il m'oblige ainsi à sortir de moi-même, et à progresser. Ainsi, selon lui, la passion elle-même serait le moteur puissant d'une véritable recherche éthique.
S'appuyant ensuite sur Proust, il s'interroge sur l'amour véritable et durable. D'abord il suppose a priori -qu'on le soit ou non- le renoncement à être aimé en retour ; de plus, son rapport avec le beau -référence aux classiques grecs- est très contestable : la passion rend aveugle, et l'amant dégrisé ne retrouve le sentiment du beau qu'une fois la passion épuisée ; enfin, même au sein du huis clos conjugal, l'autre nous échappe et la solitude reprend ses droits. Ainsi, la passion amoureuse est une lutte
éperdue pour remplir sa différence et, malgré la souffrance générée e tle renoncement à rester totalement libre pour le monde, l'amoureux tient à ses chaînes autant qu'elles lui pèsent. Citant Claudel, FInkielkraut nous donne à penser que l'offrande de soi et l'expérience d'autrui est peut-être le seul moyen de nous le faire "entrer dans les chairs", de prendre conscience de "la secrète affinité entre conscience amoureuse et conscience éthique."
S'ensuit une réflexion sur deux chapitres autour de la perte du sacré dans le monde contemporain, de la confrontation à autrui et des dérives individuelles et sociétales que ces deux éléments peuvent impliquer.
Je m'en tiendrai pour ma part aux deux conclusions relatives à l'Amour, que je porte en citations de l'ouvrage sur le site. Elle me semblent parfaitement synthétiser l'essai. De plus, j'ai moins apprécié la suite de l'ouvrage, plus sociale et politique, n'adhérant pas aux vues assez conservatrices de l'auteur. La première partie recèle par contre de véritables pépites, s'appuyant sur des références littéraires enrichissantes. Le côté intellectuel de l'ouvrage ne nuit pas à la lecture, quoiqu'il nuise à la force de conviction... Alain Finkielkraut disserte avec justesse, mais doit régulièrement invoquer Proust, Barthes ou Henri James pour introduire le rennseti, le sentiment... indispensable, il me semble... au vu du sujet.
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Ce que proclame l'égoïsme sacré, c'est l'aspiration de l'être à s'émanciper de l'amour. Ce qui s'affirme dans la sacralisation de la classe ouvrière, c'est l'aspiration de l'amour à se libérer de la sagesse. Et c'est parce que la sagesse et l'amour ne sont pas des divertissements, mais des vocations indésirables, des charges lourdes à porter, que l'humanité oscille entre les deux pôles d'une morale sans délibération et d'un impérialisme sans morale.
"On aime jamais les personnes, mais les qualités affirme Pascal. Celui qui aime quelqu'un à cause de sa beauté, l'aime-t-il? Non car la petite vérole qui tuera la beauté sans tuer la personne fera qu'il ne l'aimera plus." Selon Hegel, au contraire aimer c'est attribuer une valeur positive à l'être même de celui qu'on aime indépendamment de ses actes ou de ses propriétés singulières et périssables. Proust apporte une contribution inédite à ce vénérable débat, en donnant tort à tout le monde. L'amour ne s'adresse ni à la personne ni à ses particularités, il vise l'énigme de l'Autre, sa distance, son incognito, cette façon qu'il a de ne jamais être de plain-pied avec moi, même dans nos moments les plus intimes. Le toi du je t'aime n'est pas exactement mon égal ou mon contemporain, et l'amour est l'investigation éperdue de cet anachronisme.
Haine de l'autre homme: cela se traduit aujourd'hui par l'ethnocentrisme. Un groupe se considérant comme humain par excellence dénie cette qualité aux autres membres de l'espèce (...) L'homme, dit la critique de l'ethnocentrisme, est un loup pour l'autre homme.
p.149
L'amour, oubli de tout, est un rappel à l'Autre. Ce rêve enchanté est un appel de la sensibilité à l'irréductibilité du visage. Cette grisante évasion dégrise celui qui la vit dans son impérialisme. Au lieu d'être pris de haut, surplombé par un regard panoramique ou écouté avec une oreille suspicieuse, l'Autre est accueilli, et cette hospitalité accomplit la signification métaphysique de l'amour.
On n'e conclura pas qu'il faille ou qu'il suffise, pour être sage, de tomber amoureux. Mais, comme dans l'amour, c'est quand l'autre est abordé de face que la pensée à une chance de s'ouvrir à une vérité nouvelle ; c'est quand l'autre est englobé, que la pensée ressasse se propres certitudes et constitue, selon l'expression de Musil, une menace pour la vie.
L'exquis contact des épidermes ? Une embuscade tendue à l'autre pour que, renonçant à son regard et à sa liberté, il se fasse présence offerte. Une invite à la passivité. Une tentative d'empâter l'être désiré dans sa chair, pour qu'il ne s'échappe plus, et que je cesse, moi, de vivre sous son regard.
Camille Chamoux face à Alain Finkielkraut #onpc #shorts