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Critique de VincentGloeckler


« Farouchement en dehors, arpentant des chemins de traverse », Walter Benjamin, un éclaireur encore et toujours, l'initiateur d'un chemin de pensée généreuse et lucide, qui a lui-même donné son nom à un chemin bien réel, à travers la frontière pyrénéenne, chemin qui lui permit de quitter la France avant son suicide à Portbou, ultime manifestation de son désespoir face à l'état du monde d'alors… Dans «Le chemin Walter Benjamin, souvenirs, 1940-1941 », tout juste republié au Seuil, Lisa Fittko évoque la filière de passage de réfugiés, intellectuels, socialistes ou juifs, fuyant le nazisme et ses serviteurs français, vers l'Espagne, qu'elle a organisée avec son mari Hans, favorisant l'exil de nombreuses personnes pendant plusieurs mois, avant que le couple n'emprunte la même voie dans sa route vers l'Amérique. Née en 1909, Lisa Fittko était une juive autrichienne, installée avec sa famille en Allemagne. Jeune militante pacifiste et communiste, elle quitte le pays en 1933 pour Prague, où elle rencontre son mari, un journaliste de gauche berlinois, lui-même exilé. C'est le début d'une longue errance pour le couple, qui les mènera au moment de la seconde Guerre mondiale en France et, pour elle, à un internement au fameux Camp de Gurs, avant qu'elle ne réussisse à s'en extraire pour rejoindre Hans et créer avec lui ce couloir d'évasion vers l'Espagne… Drôle d'époque où l'on allait vers Franco pour fuir Hitler, on imagine avec quelle amertume pour nombre de ces migrants traqués ! le récit qu'elle fait de cette aventure et des années qui ont suivi, l'évocation de ses rencontres avec toutes les personnes qu'elle a ainsi accompagnées (dont Walter Benjamin qui fut l'un des premiers à emprunter ce chemin et, sans doute la personnalité la plus emblématique à le faire, au point de donner son nom, pour la mémoire historique à cette voie), offrent des pages pleines de vie, un tableau de cette époque de ténèbres, de menaces et de doutes pour l'humanité et la culture. Et puis, bien sûr, le texte donne la saine envie d'aller un jour ou l'autre mettre ses pas sur ces sentiers de montagne, d'une quinzaine de kilomètres, d'un côté de la frontière à l'autre… Edwy Plenel, dans une longue préface, très justement intitulée « le présent du passé », illustrée de photos du chemin et du monument au penseur allemand, rend un hommage magnifique à Lisa Fittko, en même temps qu'il souligne l'urgence de relire Benjamin, l'extrême actualité de sa pensée dans un monde d'aujourd'hui où tant de frontières aussi physiques que spirituelles s'érigent chaque jour entre les hommes au lieu de s'estomper. Mais laissons-le mieux le dire que nous-mêmes (p.46-47) : « À l'instar d'une bouteille jetée à la mer, la force prophétique de l'oeuvre benjaminienne est d'avoir réussi à sauver l'espérance de cette débâcle. Intellectuel marginal, refusant de jouer le jeu institutionnel, marxiste radical mais communiste sans credo, farouchement en dehors, arpentant des chemins de traverse, il a réussi à penser l'impensable. C'est la magie de ses thèses « Sur le concept d'histoire », texte testamentaire qu'il ne cessera de travailler et de peaufiner, au point qu'il en existe plusieurs variantes. Appelant à « brosser l'histoire à rebrousse-poil », il y assène sa découverte essentielle qui rompt avec toute certitude et oblige à affronter l'improbable ; « Il n'est pas de témoignage de culture qui ne soit en m^me temps un témoignage de barbarie. » Puis il enfonce le clou : « La tradition des opprimés nous enseigne que l' « état d'exception » dans lequel nous vivons est la règle ». Nous, qui, en ce printemps 2020, vivons sous l'empire d'états d'urgence prolongés et banalisés, pouvons entendre l'alarme de Benjamin. L'origine, la nation, la culture, la civilisation, etc., ne protègent de rien. le pire est toujours possible si nous ne remettons pas en cause ce qui ne cesse de le produire et de le reproduire : la quête de la puissance, le besoin de vaincre, le désir de dominer, la soif de richesse, l'envie d'accumuler, la négation de l'égalité, la politique de la peur, le goût de l'immédiat, l'oubli de la nature, le rejet du différent… »
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