Thomas rejoint cet été là l'équipe de nuit d'une usine pour travailler, et remplir le temps rendu libre par l'abandon de ses études. Revenu au bercail familial, les parents ignorent tout de la perdition de leur fils. Thomas y retrouve l'ami de toujours Mehdi, lequel a déjà pour habitude de venir travailler là les étés, dans l'Usine pour laquelle leurs pères respectifs ont tant sacrifié. Louise, la soeur de Thomas, revient aussi pour respirer loin de son appartement d'étudiante et tenter de progresser dans la rédaction de sa thèse centrée sur les ouvriers frontaliers…Entre Suisse et France, notre trio évolue ainsi dans le quartier de leur enfance, sur les routes qui mènent à la douane avant l'Usine, les cols, la forêt, le béton des villes industrielles au milieu d'une nature agricole et sauvage.
C'est avec une machine, une Miranda splendide, une mécanique incarnée que nous commençons ce roman en découvrant en même temps que Thomas les gestes à opérer, les pannes à accueillir, la panique et l'attractivité de la machine reine, reine déchue pourtant puisque menacée de désossement sous peu. L'Usine en frontière, en zone à part, en pays suisse avec des ouvriers français, des anciens et des intérimaires, pour faire tourner le peu qui reste d'une productivité en passe d'être déplacée. L'Usine comme un pays, un territoire à elle seule puisqu'elle aimante des hommes qui lui consacrent une vie. Une enclave dans cette Nature en col, en monts, en vallées encaissées et en quartiers industriels. Et d'enclave à enclume il y a peu de lettres pour suffire à nouer, sceller des chaînes de l'héritage, de la culpabilité, trop de lettres pour autoriser des enfants à transcender en confiance vers un horizon plus large, différent.
Thomas Flahaut nous offre une analyse juste de ce qui se joue pour le quidam dans ces délocalisations, ces managements voués à une productivité toujours plus concurrente, ces entreprises qui soldent les hommes aux machines…Plus qu'une peinture sociale, il nous définit un espace, l'organisation démographique et architecturale qui en dépend et masse l'Usine en son coeur. L'Usine comme si elle vissait à jamais à quelque chose de lourd ses visiteurs, ses occupants, même après sa fermeture, son abandon….Les ruines perdurent : fantomatiques elles s'enracinent et finissent par se fondre à la Nature qui l'encercle. Elles deviennent des endroits de jeux, de fêtes nocturnes et squats clandestins, poumon toujours vivace d'une enfance, d'une jeunesse qui apprivoise son environnement, et de s'en échapper ou s'y enterrer ?
Comment ces jeunes se donnent le droit d'exister, d'aspirer à autre chose quand on leur a transmis un investissement sans faille, une fierté malgré le harassement, une appartenance identitaire ? Comment se donner ce droit quand leurs parents se sont épuisés dans un corps à corps à leur outil de travail pour leur offrir une sécurité, une assise ? « Son père avait assimilé cet univers de gestes et de bruits qu'est l'usine. Un univers aride où la douleur est repoussée sans cesse au bout de l'opération, au bout de la nuit, au bout de la semaine, au bout de la saison, jusqu'au congé annuel, jusqu'à la retraite, jusqu'à l'accident. »
Jeunesse désenchantée ? Ou au contraire plus que jamais biberonnée au réel du monde ouvrier, aux zones industrielles déchues, au chômage, au non-choix d'un travail…Ce trio est plus que jamais attachant et s'incarne devant nous nettement. Ils se connaissent bien et leurs liens nous incluent tout de suite au milieu d'eux, sans besoin de verbiage ou de long discours. le silence rythme, espace, temporise les mots, voire piège les échanges nécessaires mais colore aussi d'une belle pudeur l'affection sincère et l'amour naissant. Aucun des trois n'est dupe, de la fuite agie, ou subie, ou encore détournée ; aucun des trois ne s'illusionne sur les peurs qui tenaillent et empêchent l'affranchissement ni sur l'égo qui conduit aux lâchetés et évitements…« Pour les darons, grandir, ça a été apprendre à rester à sa place. Pour Thomas et Louise, grandi, ça a été apprendre à fuir. »
Ils s'efforcent de s'inscrire, de manoeuvrer pour grandir toujours avec une sincérité désarmante. La découverte amoureuse entre Mehdi et Louise, Louise qui n'est plus la soeur, ni même qu'une simple fille mais La Fille auprès de qui on se dévoile dans la confiance que l'amour insuffle. La frontière image, au-delà d'une délimitation physique entre deux patries, les passages, les transitions où l'enfant-adolescent finit de quitter l'insouciance, de se défaire des attentes non-avouées et enjeux affectifs d'un foyer, étapes où un jeune tranche des choix responsables d'adultes…
Mehdi, en prince majestueux, navigue à vue dans le vide laissé par le départ d'une mère, vide porté par l'honneur muet d'un père et avec comme seul repère, phare d'une existence, l'Usine dévorante devant laquelle on s'incline malgré tout. Mehdi découvre l'amour et peu à peu le vide résonne d'autres échos, chants de possibles loin des lieux désaffectés et sordides et pourtant si familièrement rassurants. « Mais aujourd'hui, surtout, il y a Louise. Les yeux perdus dans une nuit depuis longtemps espérée, une nuit sans machine, Mehdi sent que le vide de cet atelier qu'ils traversent main dans la main pour rejoindre la cour, Louise l'a soudain rempli. le vide n'est plus qu'un décor dans lequel seule Louise existe. le visage de Louise est un foyer, ses paroles et ses baisers tracent les frontières d'un pays nouveau. Là, il n'y aura pas de place pour cette tristesse, cette colère ressentie dès le réveil, depuis toujours, se souvient-il. »
Pourtant l'Usine offre aussi une place qu'il n'est pas utile de justifier ni de revendiquer et dans cet entre-soi ouvrier la honte ne se faufile pas, on partage ce qui ne s'explique pas d'une implication du corps, d'une inscription sociale, d'un labeur qui permet un bâtit pour une famille. Ainsi l'extérieur où tout se tente pour un mieux-être peut paraître à bien des égards assez effrayant.
Thomas Flahaut réussit à nous transmettre cette ambivalence, cette trouille au ventre en conflit avec le désir légitime d'avenir meilleur lequel s'embarrasse peut-être d'un sentiment de trahison envers ceux qui ont ouvert la voie… sans compter cet orgueil auréolé d'humilité vaillante, cet orgueil qu'il est dangereux de voir se refermer sur lui-même, risquant ainsi de piéger les gens qui s'aiment, de les emmurer alors même qu'ils ont les clés pour oeuvrer à la libération des uns et des autres.
L'atmosphère, l'ambiance nous enveloppe, nous porte. Ces nuits chaudes ; la torpeur hypnotisée de Thomas qui se robotise pour faire chaque jour et ne plus penser ; la sensualité de Louise qui s'épanouit, dépasse les limites sclérosantes de l'ici ; la lucidité taciturne de Mehdi laquelle vacille devant un autrement qui s'amorce, qui semble s'ouvrir…On ressent la force des regards ; la lourdeur des épaules voutées des pères dont on sait la tendresse recouverte par tant d'années d'efforts et de chagrins ravalés ; l'élan amoureux, timide, craintif et qui éclot de plus en plus solide. Cette histoire est poignante et les dernières pages m'ont émue aux larmes : je les ai lues au ralenti comme une scène de film où subitement on pressent la tournure dramatique, le souffle suspendu et le coeur qui tombe.
Très beau roman qui vient confirmer la promesse du premier, déjà cinématographique, déjà social, interrogeant le dieu économie qui régit des vies, rendant hommage au courage des hommes et des femmes qui tentent de construite à partir d'une terre où ils sont nés, où ils s'implantent, d'où ils recommencent, une terre abîmée, construite, déconstruite, d'où l'exil parfois s'impose …